Chapitre 1
Un ami m’a un jour raconté cette histoire : durant un été de son enfance, il avait fait une rencontre et sa vie, de manière incompréhensible, avait basculé vers un ailleurs. Il était en vacance en pleine campagne chez ses grands-parents et passait ses journées avec un petit groupe d’enfants. Impatients mais pas découragés, ces enfants cherchaient, cherchaient comme s’ils étaient prêts à mourir, sachant bien qu’au fond d’eux ils préféreraient tuer. Pendant ces semaines ensoleillées, ils ne firent que cela, à longueur de journée. L’herbe verte et parasitée étaient la piste de leurs roulades, les bosquets abritaient leur fuites et les buissons faisaient de formidables cachettes. Rarement des badauds ou des villageois croisaient leur chemin. Ils avaient marqué leur territoire, comme des animaux sauvages, à pisser contre tout objet à la verticale, et désormais voyaient cette grande étendue végétale comme étant la leur. Bientôt, ils l’abandonneraient et l’oublieraient pour toujours, mais en attendant régnait une dictature enfantine dans chaque recoin, si forte et totalitaire que même les adultes évitaient de se mêler à cette politique là.
Ils n’étaient pourtant qu’une bande de gosses, 5 ou 6 selon les moments. Le plus vieux avait 11 ans et le plus jeune 7. Le meneur, et plus âgé, passait ses deux mois de vacances là-bas. Juste après lui, son conseiller, agile et rusé, habitait dans le village le reste de l’année et était d’un grand secours pour maîtriser les données liées au terrain. Il n’y avait qu’une chose qui l’avait empêché d’être le chef : il n’était pas le plus fort. Sur cette base venaient se greffer des enfants de passage, pour une ou plusieurs semaines, tous handicapés dans la lutte pour le pouvoir par ce que le meneur appelait leur condition d’ « enfants éphémères ». Personne n’osait lui demander ce que voulait dire ce mot, « éphémère », mais il ne se privait pas pour l’expliquer : « C’est comme les papillons. Vous volez un jour et Boum ! Je vous écrase ». Il n’était pas si méchant que ça, tous les gosses l’admiraient naturellement, sans qu’il ait besoin de faire appel à la force : ce monde là n’était pas un monde de poings comme celui des adultes, c’était un monde d’aura, de magnétisme.
Mon ami avait 8 ans et c’était la première fois qu’il restait là-bas aussi longtemps : 4 semaines. C’était une assez longue durée qui, en considérant la moyenne générale, le plaçait pas très loin derrière les postes de commandement. De fait, il était un faiseur d’opinion, et avait le pouvoir, sinon de décider, au moins d’émettre des propositions très souvent acceptées. C’est lui qui avait eu l’idée de commencer la battue. Elle avait été improvisée un jour et durait depuis 1 semaine, se perdant un peu plus à chaque fois qu’elle s’organisait. Où en avait-il eu l’idée ? En regardant la télé peut-être, un soir qu’on le forçait à rentrer chez lui la nuit tombée. C’était le genre d’histoire qui traîne un peu partout, des petites légendes qui se renouvellent sans cesse. En fait, il l’avait peut-être toujours eu en lui, dans sa tête, attendant avec patience le moment de s’enfuir hors de sa bouche. « Il y a un singe dans la forêt, je le sais. Il s’est échappé d’un cirque. » Tout avait commencé ainsi.
Nourri par les mamelles de la ville, mon ami avait du mal à s’adapter à d’autres lieux. Il pouvait difficilement ressentir quelque chose pour la maison de ses grands-parents, pour leur village ou pour ses nouveaux amis. Il s’était embarqué dans tout cela comme groggy, presque endormi. Il subissait et s’en contentait. C’était le meilleur moyen pour ne pas souffrir, ne pas avoir à se plaindre, à pleurer, à réclamer ses parents. Sans doute inconsciemment, son système nerveux manquait d’asphalte et de béton, alors quand il entendit des enfants jouer dehors, il se rendit compte qu’en ne prêtant pas attention à ce qu’ils disaient, mais plutôt aux sons qu’ils émettaient, il pouvait fondre tous le paysage et le transformer à ses oreilles en un brouhaha continu semblable aux flots des voitures et des passants dans la ville. Quand on le força à aller s’amuser avec les enfants, il ne dit rien, ne réclama pas et se contenta de tout fondre mentalement. Il laissa même tomber le livre qu’il avait amené avec lui et qu’il avait tant de mal à déchiffrer. Il suivit les enfants, sans dire grand-chose. De toute façon, qui pouvait se vanter de parler ? Désormais il lui semblait clair que toute parole jamais prononcée n’avait été rien d’autre que du bruit. Rien qu’un fond sonore, un arrière goût dans le sirop pour la toux. Ils jouaient et couraient dans la forêt, et lui participait, toujours en retrait, prêt à les perdre, à s’arrêter pour les regarder disparaître derrière les arbres. Et puis les jours passèrent et il se rendit compte qu’il prenait peut-être du plaisir à jouer avec eux ou tout du moins, eux semblaient prendre du plaisir à jouer avec lui. Ce n’était pas si mal. Un bon début en tout cas. Les jours commençaient à s’accélérer, il se dit qu’il pourrait vivre ainsi même si ses parents ne venaient jamais le chercher, et cela devint encore plus simple avec l’histoire du singe.
Abasourdis, les enfants n’avaient pas besoin de plus de détails. Chacun le voyait ce singe, virevoltant de branches en branches tout en haut, tout comme eux virevoltaient en bas. Au fil des recherches, il était devenu leur meilleur ami, différent pour tous, avec le point commun d’être la réponse à leurs rêves, d’être un frère, partageant exactement la même façon de rire et les mêmes obsessions. Doucement ce frère commun les rapprochait les uns des autres, pour quelques temps du moins, car chacun affirmait pouvoir être le seul à le trouver, à le ramener et le montrer aux autres. Le singe devenait un trophée inaccessible qui leur permettrait de s’affirmer comme supérieur. Durant tout ce temps et tous ces changements, mon ami n’était pas arrivé pas à différencier ceux qui croyaient à l’existence du singe et ceux qui n’y croyaient pas. Pourtant ces deux camps existaient, il pouvait les palper et il les sentait évoluer au fur et à mesure qu’ils changeaient d’avis, se résignaient ou espéraient. Lui-même avait du mal à se mettre d’un côté. Bien sûr cette histoire il l’avait dit comme ça, pour passer le temps, pour trouver un bruit à prononcer et faire semblant de converser. Les enfants s’étaient emballés d’eux-mêmes. Malgré cela, il lui semblait relativement possible qu’un singe se soit vraiment échappé d’un cirque. Ça avait déjà du arriver, alors pourquoi pas là, pourquoi pas dans ce village ? S’il n’avait pas vraiment menti, quand même, il commençait à apprécier le goût étrange de croire à son propre mensonge.
Bientôt dépassé par les évènements, mon ami décida de laisser doucement partir les enfants aux devants. Pendant toute une semaine, rien n’aura pu les décourager dans leurs recherches. Il se trouvait toujours quelqu’un pour motiver les troupes. Des histoires, des traces de pattes, des bruits dans les feuilles, ce n’était que des appâts pour allécher les enfants bien trop affamés. Toute trace d’ennui avait disparu de leurs visages et la plupart semblaient considérer cette période comme un âge d’or, une époque dont ils se souviendraient en affirmant avoir vécu au maximum de leur potentiel.
Et vraiment ils l’étaient : rien ne pouvait égaler leur imagination débordante et leur détermination sans faille. Chaque jour venu amenait son lot de pistes à suivre et d’indices à étudier. Comme ils avançaient dans leur enquête, ils se trouvaient de plus en plus éloignés de leur but, croulant sous les fausses informations. D’une invention, les enfants avaient fait un monstre palpitant, mouvant, presque fantomatique dans ses apparitions et disparitions. Ils lui avaient donné vie. Du singe par contre, aucun signe réel.
« Yvan. Il s’appelle Yvan » affirma un des enfants éphémères. Personne n’y croyait, mais ils se retrouvèrent tous à hurler ce prénom en agitant des bananes à travers la forêt. Ils n’étaient pas si ridicules que ça, et mon ami y participait avec ardeur.
Oubliant sa quête fantomatique quelques instants, observant les enfants le distancer plus en avant, mon ami, pour la première fois, détailla les lieux qui l’entouraient. Cette forêt était laide, de branches mortes et des mauvaises herbes, et si son jeune âge ne lui permettait pas de s’en rendre compte, ces instants de lucidité lui intimaient l’ordre de partir, de s’échapper. Ce serait simple, il n’y avait plus personne, les enfants avaient disparu au loin. Partir, s’échapper lui aussi, sembla être la meilleure idée qu’il n’ait jamais eue. Partir, pour où ? Il pourrait simplement marcher et s’arrêter quand la fatigue deviendrait trop forte. N’importe quel endroit serait idéal, n’importe où à partir du moment où il serait caché. Il ne pouvait s’empêcher de penser à ses parents, affolés et tristes, qui le chercheraient avec la force du désespoir. Il s’en fichait pas mal d’être trouvé, tout ce qu’il voulait c’était qu’on le cherche. Est-ce que les enfants remarqueraient son absence ? Auraient-ils la présence d’esprit d’alerter ses grands-parents ? Après ce moment, c’était gagné. Pour toujours il pourrait se nourrir de l’énergie déployée à le chercher. Comme Yvan, comme le singe échappé de son esprit. Difficilement, des images s’immiscèrent dans sa tête, lui et ce minuscule singe brun, serrés l’un contre l’autre pour se protéger du froid, la crasse négligée depuis longtemps. Il réalisait les difficultés d’une telle disparition, et pour autant il était décidé, réduisant ses doutes à une seule question : est-ce que quelqu’un le chercherait vraiment ?
Uni dans la fuite avec son singe imaginaire, il s’était mis à marcher au hasard des chemins praticables. Le morne vert ambiant commençait à s’éclaircir, d’épaisses raies de lumière trouaient l’obscurité habituelle du terrain de jeux des enfants. A la sortie de la forêt il se retrouva dans une petite clairière qu’il n’avait jamais vue. L’herbe avait été fraîchement taillée, les parasites arrachés, les arbres coupés. En plein milieu, un tronc énorme ressemblait à une tombe de marbre perdue au milieu de nulle part. Au-dessus, une petite boule de poil arrachait habilement un peu d’écorce et s’en nourrissait à vive allure : un singe. Le singe.
Réjouit, il s’avança vers lui avec maladresse, oubliant d’être discret. Soudain, pas encore vu, il s’arrêta net. A l’envers, il refit ses pas jusqu’à l’orée de la clairière. Il devait avertir les autres enfants. Sa propre puissance était en jeu plus que toute autre chose. Il regarda sa montre de plastique : il n’avait perdu les enfants que depuis quelques minutes, ils ne pouvaient pas être bien loin. Alors il courut droit devant lui pour être sûr de retrouver la clairière, il appela les enfants de toutes ses forces, trébuchant sur les racines, traversant les buissons qu’il ne dépassait pas encore en taille.
Des mots simples suffirent à leur faire comprendre que la quête touchait à sa fin. Ils se rendirent en groupe jusqu’à la clairière que mon ami crut retrouver du premier coup. Au milieu, le tronc d’arbre, et pas de singe. Il s’avança à découvert, un peu fou, scrutant à gauche et à droite, à la recherche du singe. Il avait disparu. Il n’était pas dans les arbres alentours, il n’était pas à terre. Mon ami se retrouvait tout seul à côté du tronc, observant son écorce abîmée. Aux enfants, il prétendit s’être trompé d’endroit. Ils ne le croyaient plus, ils ne croyaient plus rien. Cette quête qui les avait occupés depuis si longtemps semblait désormais les avoir ennuyés depuis le début. Ils regardaient mon ami avec un total désintérêt et se demandaient ce qu’il pouvait bien faire là. Le meneur ressentit le besoin imminent de redonner un but à ses troupes et du haut de ses 11 ans, utilisa des idées qui, depuis toujours présentes, commençaient doucement à trouver en lui des moyens d’expression. Il commença par : « Il n’y a pas de singes, c’est une connerie » et sans marquer de respiration, insistant sur la logique des faits, ajouta : « alors maintenant, tu vas être notre chien ». C’était animal pour animal. Rêves pour désirs, mon ami ressentit bien cette logique se faire articuler devant lui. Le meneur envoya un des enfants, qui avait le même âge que mon ami, afin de le corriger. Ce n’était pas si difficile de monter une personne contre une autre, il fallait juste une raison, même mauvaise, bien expliquée. Courageux, mon ami s’était rapproché des enfants à l’orée de la clairière. Son adversaire fit un saut dans sa direction, le pied plus ou moins levé. Manquant sa cible, il se reprit et continua à lancer ses pieds devant lui. Il le toucha au ventre. Mon ami se sentit las, vide de toute force et s’effondra à terre. Là, il fixait les arbres, attendant patiemment que son adversaire finisse de lui donner des coups.
Obsédé qu’il était par l’image de ces arbres, il mit plusieurs secondes à se rendre compte que son adversaire ne frappait pas vraiment. Ou bien il mimait, ou bien il ne savait pas se battre. Mon ami non plus, mais sous les attaques molles de son adversaire, il sentit son corps se mouvoir, attraper le pied qui le frappait et le tordre jusqu’à ce que lui soit debout et son adversaire à terre. Là, reprenant l’équilibre, il frappa, vraiment, et sentit sous ses pieds une masse informe pousser des petits cris. Une fois que les cris eurent cessés, mon ami se tourna vers les autres et hurla à leur adresse : « Maintenant, je vais être votre chien ».
Galvanisé par sa journée, il resta seul dans la forêt, longtemps après s’être battu avec les enfants, à parler dans le vide avec son singe. Il lui semblait le voir, plus tôt, l’aider à distribuer les coups, et encore, il sentait sa présence à ses côtés. Quand il allait faire nuit, il se décida à rentrer. Il ne voulait plus être cherché désormais. Devant la maison, il reconnut la voiture de ses parents. Il en était même venu à oublier qu’ils allaient passer quelques jours ici, puis retourner avec lui dans la ville. Avant d’entrer dans la maison, il se rendit compte qu’il avait perdu sa montre. Elle n’était plus à son poignet comme la dernière fois qu’il l’avait regardé, alors qu’il cherchait les enfants. Honteusement, il regarda sa mère dans les yeux : « Maman, j’ai laissé quelque chose dans la forêt ». Rien ne se perd et d’une certaine manière, il avait échangé sa montre contre l’aide d’un frère. Bien plus tard, alors qu’il avait depuis longtemps passé les affres de l’enfance, puis de l’adolescence, mon ami était encore persuadé qu’au milieu d’une forêt, en France, un singe avait l’heure.