Manuel de Cristallographie
  Préface par Serge Nollens
Que les choses soient bien claires : je ne suis pas le sujet de l’histoire ! Ce livre parle des Narcisses, un groupe de rock que j’ai rencontré par hasard en vivant à Paris. Sur scène, ils étaient deux, Raphaël et Tristan, et dans les cœurs, le nombre des Narcisses grandissait et allait d’une dizaine d’amis à des milliers de personnes, tous accrochés quelque part aux même références. Les Narcisses, plus qu’un groupe, était un mode de vie, c’était les livres et les guitares, c’était les vieilles salles de cinéma et les cimetières, le rouge à lèvre et l’encre pas sèche. Au contact de ce groupe d’amis, j’ai pu goûter à tout ce dont j’avais toujours rêvé. J’ai appris la guitare, ils se sont mis à écrire. Très vite, nous ne savions plus qui faisait quoi. Mon intrusion dans leurs vies s’est faites par hasard, nous sommes tombés les uns sur les autres et puis, sans même échanger un mot ni signer de contrat, nous ne nous sommes plus quittés. De la vie en arc-en-ciel que j’aie partagée avec eux j’ai fait des milliers de notes dans mon carnet Moleskine, des mots agencés n’importe comment, des bribes de phrases délaissées par la raison. Parfois, j’ai simplement retranscrit la réalité et, n’étant guère doué pour ça, j’ai aussi beaucoup imaginé à partir de ce que je savais et de ce que je voyais. Aujourd’hui, j’essaie de reproduire l’ensemble de la manière la plus honnête possible : si je ne précise rien, c’est que les éléments retranscrits se sont réellement déroulés. Sinon, c’est qu’ils ont seulement eu lieu dans nos têtes. Et c’est déjà pas mal.
 
  Chapitre 1
Un ami m’a un jour raconté cette histoire : durant un été de son enfance, il avait fait une rencontre et sa vie, de manière incompréhensible, avait basculé vers un ailleurs. Il était en vacance en pleine campagne chez ses grands-parents et passait ses journées avec un petit groupe d’enfants. Impatients mais pas découragés, ces enfants cherchaient, cherchaient comme s’ils étaient prêts à mourir, sachant bien qu’au fond d’eux ils préféreraient tuer. Pendant ces semaines ensoleillées, ils ne firent que cela, à longueur de journée. L’herbe verte et parasitée étaient la piste de leurs roulades, les bosquets abritaient leur fuites et les buissons faisaient de formidables cachettes. Rarement des badauds ou des villageois croisaient leur chemin. Ils avaient marqué leur territoire, comme des animaux sauvages, à pisser contre tout objet à la verticale, et désormais voyaient cette grande étendue végétale comme étant la leur. Bientôt, ils l’abandonneraient et l’oublieraient pour toujours, mais en attendant régnait une dictature enfantine dans chaque recoin, si forte et totalitaire que même les adultes évitaient de se mêler à cette politique là.
Ils n’étaient pourtant qu’une bande de gosses, 5 ou 6 selon les moments. Le plus vieux avait 11 ans et le plus jeune 7. Le meneur, et plus âgé, passait ses deux mois de vacances là-bas. Juste après lui, son conseiller, agile et rusé, habitait dans le village le reste de l’année et était d’un grand secours pour maîtriser les données liées au terrain. Il n’y avait qu’une chose qui l’avait empêché d’être le chef : il n’était pas le plus fort. Sur cette base venaient se greffer des enfants de passage, pour une ou plusieurs semaines, tous handicapés dans la lutte pour le pouvoir par ce que le meneur appelait leur condition d’ « enfants éphémères ». Personne n’osait lui demander ce que voulait dire ce mot, « éphémère », mais il ne se privait pas pour l’expliquer : « C’est comme les papillons. Vous volez un jour et Boum ! Je vous écrase ». Il n’était pas si méchant que ça, tous les gosses l’admiraient naturellement, sans qu’il ait besoin de faire appel à la force : ce monde là n’était pas un monde de poings comme celui des adultes, c’était un monde d’aura, de magnétisme.
Mon ami avait 8 ans et c’était la première fois qu’il restait là-bas aussi longtemps : 4 semaines. C’était une assez longue durée qui, en considérant la moyenne générale, le plaçait pas très loin derrière les postes de commandement. De fait, il était un faiseur d’opinion, et avait le pouvoir, sinon de décider, au moins d’émettre des propositions très souvent acceptées. C’est lui qui avait eu l’idée de commencer la battue. Elle avait été improvisée un jour et durait depuis 1 semaine, se perdant un peu plus à chaque fois qu’elle s’organisait. Où en avait-il eu l’idée ? En regardant la télé peut-être, un soir qu’on le forçait à rentrer chez lui la nuit tombée. C’était le genre d’histoire qui traîne un peu partout, des petites légendes qui se renouvellent sans cesse. En fait, il l’avait peut-être toujours eu en lui, dans sa tête, attendant avec patience le moment de s’enfuir hors de sa bouche. « Il y a un singe dans la forêt, je le sais. Il s’est échappé d’un cirque. » Tout avait commencé ainsi.
Nourri par les mamelles de la ville, mon ami avait du mal à s’adapter à d’autres lieux. Il pouvait difficilement ressentir quelque chose pour la maison de ses grands-parents, pour leur village ou pour ses nouveaux amis. Il s’était embarqué dans tout cela comme groggy, presque endormi. Il subissait et s’en contentait. C’était le meilleur moyen pour ne pas souffrir, ne pas avoir à se plaindre, à pleurer, à réclamer ses parents. Sans doute inconsciemment, son système nerveux manquait d’asphalte et de béton, alors quand il entendit des enfants jouer dehors, il se rendit compte qu’en ne prêtant pas attention à ce qu’ils disaient, mais plutôt aux sons qu’ils émettaient, il pouvait fondre tous le paysage et le transformer à ses oreilles en un brouhaha continu semblable aux flots des voitures et des passants dans la ville. Quand on le força à aller s’amuser avec les enfants, il ne dit rien, ne réclama pas et se contenta de tout fondre mentalement. Il laissa même tomber le livre qu’il avait amené avec lui et qu’il avait tant de mal à déchiffrer. Il suivit les enfants, sans dire grand-chose. De toute façon, qui pouvait se vanter de parler ? Désormais il lui semblait clair que toute parole jamais prononcée n’avait été rien d’autre que du bruit. Rien qu’un fond sonore, un arrière goût dans le sirop pour la toux. Ils jouaient et couraient dans la forêt, et lui participait, toujours en retrait, prêt à les perdre, à s’arrêter pour les regarder disparaître derrière les arbres. Et puis les jours passèrent et il se rendit compte qu’il prenait peut-être du plaisir à jouer avec eux ou tout du moins, eux semblaient prendre du plaisir à jouer avec lui. Ce n’était pas si mal. Un bon début en tout cas. Les jours commençaient à s’accélérer, il se dit qu’il pourrait vivre ainsi même si ses parents ne venaient jamais le chercher, et cela devint encore plus simple avec l’histoire du singe.
Abasourdis, les enfants n’avaient pas besoin de plus de détails. Chacun le voyait ce singe, virevoltant de branches en branches tout en haut, tout comme eux virevoltaient en bas. Au fil des recherches, il était devenu leur meilleur ami, différent pour tous, avec le point commun d’être la réponse à leurs rêves, d’être un frère, partageant exactement la même façon de rire et les mêmes obsessions. Doucement ce frère commun les rapprochait les uns des autres, pour quelques temps du moins, car chacun affirmait pouvoir être le seul à le trouver, à le ramener et le montrer aux autres. Le singe devenait un trophée inaccessible qui leur permettrait de s’affirmer comme supérieur. Durant tout ce temps et tous ces changements, mon ami n’était pas arrivé pas à différencier ceux qui croyaient à l’existence du singe et ceux qui n’y croyaient pas. Pourtant ces deux camps existaient, il pouvait les palper et il les sentait évoluer au fur et à mesure qu’ils changeaient d’avis, se résignaient ou espéraient. Lui-même avait du mal à se mettre d’un côté. Bien sûr cette histoire il l’avait dit comme ça, pour passer le temps, pour trouver un bruit à prononcer et faire semblant de converser. Les enfants s’étaient emballés d’eux-mêmes. Malgré cela, il lui semblait relativement possible qu’un singe se soit vraiment échappé d’un cirque. Ça avait déjà du arriver, alors pourquoi pas là, pourquoi pas dans ce village ? S’il n’avait pas vraiment menti, quand même, il commençait à apprécier le goût étrange de croire à son propre mensonge.
Bientôt dépassé par les évènements, mon ami décida de laisser doucement partir les enfants aux devants. Pendant toute une semaine, rien n’aura pu les décourager dans leurs recherches. Il se trouvait toujours quelqu’un pour motiver les troupes. Des histoires, des traces de pattes, des bruits dans les feuilles, ce n’était que des appâts pour allécher les enfants bien trop affamés. Toute trace d’ennui avait disparu de leurs visages et la plupart semblaient considérer cette période comme un âge d’or, une époque dont ils se souviendraient en affirmant avoir vécu au maximum de leur potentiel.
Et vraiment ils l’étaient : rien ne pouvait égaler leur imagination débordante et leur détermination sans faille. Chaque jour venu amenait son lot de pistes à suivre et d’indices à étudier. Comme ils avançaient dans leur enquête, ils se trouvaient de plus en plus éloignés de leur but, croulant sous les fausses informations. D’une invention, les enfants avaient fait un monstre palpitant, mouvant, presque fantomatique dans ses apparitions et disparitions. Ils lui avaient donné vie. Du singe par contre, aucun signe réel.
« Yvan. Il s’appelle Yvan » affirma un des enfants éphémères. Personne n’y croyait, mais ils se retrouvèrent tous à hurler ce prénom en agitant des bananes à travers la forêt. Ils n’étaient pas si ridicules que ça, et mon ami y participait avec ardeur.
Oubliant sa quête fantomatique quelques instants, observant les enfants le distancer plus en avant, mon ami, pour la première fois, détailla les lieux qui l’entouraient. Cette forêt était laide, de branches mortes et des mauvaises herbes, et si son jeune âge ne lui permettait pas de s’en rendre compte, ces instants de lucidité lui intimaient l’ordre de partir, de s’échapper. Ce serait simple, il n’y avait plus personne, les enfants avaient disparu au loin. Partir, s’échapper lui aussi, sembla être la meilleure idée qu’il n’ait jamais eue. Partir, pour où ? Il pourrait simplement marcher et s’arrêter quand la fatigue deviendrait trop forte. N’importe quel endroit serait idéal, n’importe où à partir du moment où il serait caché. Il ne pouvait s’empêcher de penser à ses parents, affolés et tristes, qui le chercheraient avec la force du désespoir. Il s’en fichait pas mal d’être trouvé, tout ce qu’il voulait c’était qu’on le cherche. Est-ce que les enfants remarqueraient son absence ? Auraient-ils la présence d’esprit d’alerter ses grands-parents ? Après ce moment, c’était gagné. Pour toujours il pourrait se nourrir de l’énergie déployée à le chercher. Comme Yvan, comme le singe échappé de son esprit. Difficilement, des images s’immiscèrent dans sa tête, lui et ce minuscule singe brun, serrés l’un contre l’autre pour se protéger du froid, la crasse négligée depuis longtemps. Il réalisait les difficultés d’une telle disparition, et pour autant il était décidé, réduisant ses doutes à une seule question : est-ce que quelqu’un le chercherait vraiment ?
Uni dans la fuite avec son singe imaginaire, il s’était mis à marcher au hasard des chemins praticables. Le morne vert ambiant commençait à s’éclaircir, d’épaisses raies de lumière trouaient l’obscurité habituelle du terrain de jeux des enfants. A la sortie de la forêt il se retrouva dans une petite clairière qu’il n’avait jamais vue. L’herbe avait été fraîchement taillée, les parasites arrachés, les arbres coupés. En plein milieu, un tronc énorme ressemblait à une tombe de marbre perdue au milieu de nulle part. Au-dessus, une petite boule de poil arrachait habilement un peu d’écorce et s’en nourrissait à vive allure : un singe. Le singe.
Réjouit, il s’avança vers lui avec maladresse, oubliant d’être discret. Soudain, pas encore vu, il s’arrêta net. A l’envers, il refit ses pas jusqu’à l’orée de la clairière. Il devait avertir les autres enfants. Sa propre puissance était en jeu plus que toute autre chose. Il regarda sa montre de plastique : il n’avait perdu les enfants que depuis quelques minutes, ils ne pouvaient pas être bien loin. Alors il courut droit devant lui pour être sûr de retrouver la clairière, il appela les enfants de toutes ses forces, trébuchant sur les racines, traversant les buissons qu’il ne dépassait pas encore en taille.
Des mots simples suffirent à leur faire comprendre que la quête touchait à sa fin. Ils se rendirent en groupe jusqu’à la clairière que mon ami crut retrouver du premier coup. Au milieu, le tronc d’arbre, et pas de singe. Il s’avança à découvert, un peu fou, scrutant à gauche et à droite, à la recherche du singe. Il avait disparu. Il n’était pas dans les arbres alentours, il n’était pas à terre. Mon ami se retrouvait tout seul à côté du tronc, observant son écorce abîmée. Aux enfants, il prétendit s’être trompé d’endroit. Ils ne le croyaient plus, ils ne croyaient plus rien. Cette quête qui les avait occupés depuis si longtemps semblait désormais les avoir ennuyés depuis le début. Ils regardaient mon ami avec un total désintérêt et se demandaient ce qu’il pouvait bien faire là. Le meneur ressentit le besoin imminent de redonner un but à ses troupes et du haut de ses 11 ans, utilisa des idées qui, depuis toujours présentes, commençaient doucement à trouver en lui des moyens d’expression. Il commença par : « Il n’y a pas de singes, c’est une connerie » et sans marquer de respiration, insistant sur la logique des faits, ajouta : « alors maintenant, tu vas être notre chien ». C’était animal pour animal. Rêves pour désirs, mon ami ressentit bien cette logique se faire articuler devant lui. Le meneur envoya un des enfants, qui avait le même âge que mon ami, afin de le corriger. Ce n’était pas si difficile de monter une personne contre une autre, il fallait juste une raison, même mauvaise, bien expliquée. Courageux, mon ami s’était rapproché des enfants à l’orée de la clairière. Son adversaire fit un saut dans sa direction, le pied plus ou moins levé. Manquant sa cible, il se reprit et continua à lancer ses pieds devant lui. Il le toucha au ventre. Mon ami se sentit las, vide de toute force et s’effondra à terre. Là, il fixait les arbres, attendant patiemment que son adversaire finisse de lui donner des coups.
Obsédé qu’il était par l’image de ces arbres, il mit plusieurs secondes à se rendre compte que son adversaire ne frappait pas vraiment. Ou bien il mimait, ou bien il ne savait pas se battre. Mon ami non plus, mais sous les attaques molles de son adversaire, il sentit son corps se mouvoir, attraper le pied qui le frappait et le tordre jusqu’à ce que lui soit debout et son adversaire à terre. Là, reprenant l’équilibre, il frappa, vraiment, et sentit sous ses pieds une masse informe pousser des petits cris. Une fois que les cris eurent cessés, mon ami se tourna vers les autres et hurla à leur adresse : « Maintenant, je vais être votre chien ».
Galvanisé par sa journée, il resta seul dans la forêt, longtemps après s’être battu avec les enfants, à parler dans le vide avec son singe. Il lui semblait le voir, plus tôt, l’aider à distribuer les coups, et encore, il sentait sa présence à ses côtés. Quand il allait faire nuit, il se décida à rentrer. Il ne voulait plus être cherché désormais. Devant la maison, il reconnut la voiture de ses parents. Il en était même venu à oublier qu’ils allaient passer quelques jours ici, puis retourner avec lui dans la ville. Avant d’entrer dans la maison, il se rendit compte qu’il avait perdu sa montre. Elle n’était plus à son poignet comme la dernière fois qu’il l’avait regardé, alors qu’il cherchait les enfants. Honteusement, il regarda sa mère dans les yeux : « Maman, j’ai laissé quelque chose dans la forêt ». Rien ne se perd et d’une certaine manière, il avait échangé sa montre contre l’aide d’un frère. Bien plus tard, alors qu’il avait depuis longtemps passé les affres de l’enfance, puis de l’adolescence, mon ami était encore persuadé qu’au milieu d’une forêt, en France, un singe avait l’heure.
 
  Chapitre 2
Doucement devenir un fantôme n’est pas mourir. Par exemple, un jour j’ai arrêté de regarder les gens. Comme ça, simplement parce qu’ils avaient tous perdu les enveloppes illusoires dont je les habillais. J’ai vécu des jours sordides mais heureux, répétant en moi-même ce mantra que j’utilisais à l’adolescence : " Je ne peux avoir tort sur tous les points. Pas tous. C’est impossible ". Deux activités principales faisaient ma vie. En premier lieu, je restais dans ma chambre d’hôtel, le plus fréquemment en tailleur sur le lit parfaitement recouvert d’un drap bleu, virevoltant avec maladresse de l’écran de mon ordinateur portable aux pages de mon Moleskine alourdies par les collages successifs et multicolores. La deuxième, bien qu’agréable, était dictée par la ponctualité journalière du service de chambre. Expulsé dans les rues, j’enfonçais un cachet au fond de ma gorge et commençais toujours par monter et descendre les rues parallèles à la mienne, juste le temps nécessaire. Par la même, je testais ma santé ; s’il ne se passait rien dans les premières minutes, j’allais jusqu’à m’aventurer plus loin, vers les musées, les jardins et là où les immeubles s’emmêlent et où la nuit les lumières par les fenêtres sont les derniers signes de vie. Je m’arrêtais parfois pour reprendre mes moyens, essayait de négocier de la viande rouge dans tous ces restaurants asiatiques et finissait par manger un hamburger et une salade à la terrasse d’un bar, priant que cela me suffise. En réalité bien sûr, il y avait autre chose. Mon mode de vie n’était pas une finalité, il avait un autre but, bien plus important. Je ne regardais plus les gens afin qu’à leur tour ils ne me voient plus. Pour devenir un invisible au milieu des invisibles. Et petit à petit, ça a marché. Je n’ai pas adressé plus de trois mots à personne pendant au moins six mois. Avec le recul, je me rends même compte que j’avais toujours plus ou moins vécu ainsi : me lever, écouter les pas des voisins sur le plafond, écrire, et aller me coucher. Et tous mélanger dans mes rêves. Sauf que là, sans que j’en prenne la mesure, une part absolument non négligeable de l’équation venait d’être enlevé par ma propre décision. J’avais négligé la contemplation du monde. Je ne rêvais plus. A vrai dire, je ne dormais pas non plus. Je devenais de plus en plus faible. Alors que je voulais revenir au monde, je ne pouvais plus. J’étais coincé dans ma chambre, éveillé 24 heures sur 24, incapable de faire un pas. Jusqu’à ce que je rencontre Les Narcisses. Je m’étais fait apporter autant de nourriture et de vin qu’il était possible. Repu, j’étais sortis dans les rues. Ce soir-là, je pouvais incomber au vin ces vertiges qui me torturaient. Au bout d’une petite heure, je me renversais à la table d’un bistrot inconnu, dans un quartier inconnu. La tête à l’envers, je ne voyais rien autour de moi. J’entendais simplement cette musique qui montait, lentement, vers mes oreilles, le son augmentait. Ce que je croyais être un disque était en réalité un groupe. Mais j’ai tout oublié maintenant. J’étais trop saoul. Je me souviens juste d’avoir sorti mon Moleskine avec furie, demandé un stylo au serveur – une de mes premières phrases complètes depuis longtemps- et écrit sans cesse. Le lendemain, je me réveillais dans ma chambre, le stylo toujours en main, le Moleskine ouvert sur mes genoux. Je m’appelle Serge Nollens et il y a très longtemps je croyais être fou.
Imbibé des sueurs d’angoisses et d’alcool, j’avais trouvé mon lien avec le monde. New Order, Blonde Redhead, Electrelane, Jay Mascis, The Dears, The National. J’ai tout vu. Ainsi qu’un nombre incalculable de groupes locaux. Ils formaient tous le coton doux et résistant matière à mes rêves. Rapidement j’avais fréquenté toutes les salles de concerts. J’évitais celles qui étaient trop grandes, trop pleines : parc des expositions, palais des sports, ces endroits qui respiraient autre chose que mon but. La musique. Je n’ai jamais acheté de disques. A l’inverse j’ai dépensé une petite fortune pour un enregistreur portatif avec disque dur. Sombre, petit, il vibre contre ma poitrine quand je le sers dans la poche de ma veste, le micro électrisant mon bras jusqu’à sortir de la manche dans ma main. J’avais un vrai attirail de micros de rechange : gros, minuscules, intégrables, extérieurs. Je suppose qu’au fond, je pourrai sortir ma machine aux yeux de tous le monde, personne ne m’empêcherait d’enregistrer. Mais j’aime cette clandestinité, le son étouffée qu’elle produit et l’impression qu’en réalité, il n’y a pas de machines, que le micro n’est branché qu’à moi.
Il me fallut plusieurs mois pour rencontrer à nouveau ce groupe. J’avais déjà écrit de nombreuses choses inspirées par eux, dont la plupart des idées seront reprises dans les chapitres suivants de ce livre. Chaque concert oublié, dissipé par l’alcool, je réécoutais les bandes avec l’impression que tout n’était le fruit que d’un seul concert, de ce groupe que j’avais vu ce soir magique. Des centaines d’heures de musiques soufflées par la même faille, au même endroit. Tout provenait de ce soir-là.
Titubant le long des avenues éclairées, je mâchais un cure dent oubliant de regarder les décors, ne remarquant pas les peep-shows, les magasins que peut-être un jour je découvrirai. Être un invisible, si c’est un choix, reste avant tout une vue de l’esprit. C’est couvrir d’une brume anglaise les restes de ce que l’on a connu. Je pouvais tout voir, je choisissais simplement de l’ignorer. Mais en rentrant dans l’Electric Palace, vous ne pouviez pas manquer cet instant de peur durant lequel le doute berce votre esprit. Même l’alcool n’y faisait rien, même mon esprit déterminé ne pouvait effacer ce bâtiment immense et gris, couvert de fenêtres qui semblent donner sur un abyme, illuminé par un néon rouge aux lettres immenses qui tranchent avec la sobriété de la bâtisse, dont les dizaines d’inscriptions et de dates gravées dans la pierre de la façade donnent la légère impression de la voir tanguer selon l’endroit d’où on la regarde. Je frôlais des jeunes gens aux looks étudiés et leurs visages s’effacèrent immédiatement de ma mémoire. J’ignorais tout des Narcisses que j’allais voir ce soir particulier. Les habituelles jeunes filles s’accrochaient déjà aux premiers rangs tandis que je m’interrogeais sur la place la plus appropriée. Si je voulais qu’un son d’ensemble s’imprime sur mon enregistreur, le haut de la salle était tout indiqué, alors qu’en restant debout en bas j’aurai au premier plan les voix des spectateurs et ensuite seulement la musique. Je choisissais le haut et me glissais au fond d’un siège. La première partie désistée, les Narcisses (j’ignorais alors qui ils étaient) commencèrent en avance d’une heure. La nuit sera courte, je me souviens d’y avoir pensé avant d’être emporté vers le passé.
Les Narcisses n’étaient que deux musiciens: sur le devant de la scène, à la guitare, une ombre vivante avec de longs cheveux enlacés, noirs et épais, tremblants, tressautait aux rythmes imparfaits de ses bras mouvant par une force presque mystique des vagues de musiques aux tons enjoués qui virevoltaient jusqu’aux limites du spleen à chaque instant. C’était une fille. Ou alors c’est ce que je crus, absorbé par les sons et les émotions que provoquaient ces silhouettes sombres et fraîches, garçonnes instruites de magies défilant pleines d’un entrain excité. Mensonge il est vrai peu après détruit quand il releva ses cheveux hors de son visage et ôta sa chemise, faisant apparaître joues et torse finement velus. Derrière, le batteur jouait, sautait de sa caisse pour attraper un tambourin, se levait, dansait, distribuait des boissons au public.
J’étais coincé entre deux portes, dans un hall noir, illuminé par ma propre peau et celle des musiciens. J’ai compris que le concert était fini quand je n’ai plus vu les instruments et que les deux musiciens étaient assis sur le bord de la scène, à discuter avec le public. La musique ne s’était pas arrêtée, pas pour moi. M’extirpant du fauteuil rouge dans lequel je commençais à m’évanouir, je fus pressé de sortir par un de ces vigiles au regard noir d’incompréhension qui travaille à l’Electric Palace et, trébuchant à moitié dans les escaliers, déjà rattrapé par mon propre sommeil, j’atterrissais au rez de chaussé, propulsé contre le bar, n’ayant plus d’autre choix que de me retenir au comptoir avec mes deux mains. Pour la première fois, le but était atteint : je ne ressentais plus rien. Les symptômes étaient bel et bien là, j’avais beau être saoul et fatigué, tout était devenu simple. En relevant la tête d’entre mes épaules, je commençais à discerner une créature devant moi, aux longs cheveux auburn, des yeux verts, un corps morcelé par différentes couches de vêtements, un t-shirt, une chemise d’homme, une veste en cuir, une jupe, un paréo, des collants, et sur ses longues jambes splendides, de légères cicatrices frémissant en écho avec la façade de l’Electric Palace. J’ignorais même connaître autant de nom de vêtements pour femme. La première chose qui me venait à l’esprit fut : " Comment fait-elle pour ne pas étouffer dans cette fournaise ? ". Après seulement débuta le prise de conscience de ses sourcils presque effacés, ses yeux mi-clos, le gauche en retrait, un nez droit qui ne pique que vers le bas, cette bouche stoïque semblable à celle des femmes sur les vieilles photographies en noir et blanc, défigurée de chaque côté par les prémisses d’un sourire sardonique. En fait elle était parfaite, splendide, sa peau bronzée et la forme absolument symétrique de son visage la rendait irrésistible, alors que je la regardais et la sentais frissonner de tous ses nerfs pendant que son visage restait impassible et, plongeant trop loin trop vite dans ses yeux verts, l’intégralité de ma mémoire me revint. Tous ces détails que j’avais considérés comme saugrenus, les visages des passants, leurs voix, le son des voitures, souvent le nom des groupes que j’allais voir, les nouvelles dans les journaux, la couleur des chaussures qui me marchaient sur les pieds, tous me revinrent et une crise démarra en moi, mes maux bienfaiteurs se libéraient et relâchaient tous ces mots que je savais ne pouvoir maîtriser. Très vite, ces énergies se touchèrent et ma bouche s’activa d’elle-même, d’abord dans un sourire, ensuite par une phrase : " Salut. Tu t’appelles comment ? ". La jeune fille me prêta peu d’attention mais s’enquit de bonne grâce à répondre à ma question " Louise Champagne ". Louise Champagne. Je commençais à me rappeler la première fois où j’avais vu Les Narcisses, les gestes lents du barman, la dispute du couple assis derrière moi. C’était ce même groupe.
Etait-ce vraiment son nom de famille, ai-je d’abord pu penser, et je n’ai pas eu le temps de noter si le barman était une femme. Le t-shirt figé sur une de ses milliers de peaux portait une inscription. Une adresse internet : www.lesnarcisses.fr.st. Sans même dire un mot, je lisais l’adresse, essayant de la retenir en d’interminables allers-retours entre son visage à la peau jaunie et ses seins, ce qu’elle ne prit pas vraiment mal. C’était le début de l’aventure. Après cela je partis très vite, la tête trop bien gorgée de la vie des autres.
En me retournant dans l’avenue je pouvais voir les néons rouges de l’Electric Palace devenir de plus en plus illisibles, je manquais de foncer dans un homme qui venait dans le sens inverse, il râlait, l’Electric Palace n’était plus qu’un cœur rouge qui se détachait du ciel, l’homme continuait encore et encore de s’adresser à moi, il faisait noir, je ne pouvais pas voir son visage, il se rapprocha, très près, alors que j’essayais de m’éloigner, il me prit par le col et me souleva à quelques millimètres du sol. L’espace entre nos deux visages était exactement situé dans l’axe de l’avenue, nous étions éclairés par les restes en flammes de l’Electric Palace, je sentis l’haleine chaude de l’homme qui sortait de sa bouche sévère et de son nez énorme. Un buffle, avec des yeux très ronds. En l’air, je le frappais avant qu’il ne le fasse. A terre, il s’écroula et j’entendis un autre bruit que celui de son corps, un bruit métallique lourd, déjà il commençait à se relever, je me penchais pour attraper son cou, je l’enserrais et avec mon genou je lui coupais le souffle. Il me restait à donner des coups de pieds avant que je réalise que ma veste était trop légère, je le lâchais, me retournais, et trouvais mon enregistreur par terre. Je le ramassais et m’enfuis.
Toujours à pied, trop tard pour le métro, j’essayais d’allumer l’enregistreur et n’obtins aucune réponse. Le témoin lumineux ne s’activa pas, je ne sentis pas son mécanisme bouger. Le microphone que j’avais installé, assez volumineux et rond, qui permettait de préserver l’espace du son, s’était brisé dans la chute. J’atteignis mon hôtel en larmes. En voyant le réceptionniste je me contenais et pour une raison inconnue, je pensais à Louise Champagne. Dans ma chambre, je branchais l’enregistreur sur le secteur et pris une douche. J’ouvrais grand la bouche sous le jet et inspirais avec mes narines, jusqu’à être au bord de la noyade, suffoqué, je recrachais des gerbes d’eau, m’effondrais sur le carrelage. En robe de chambre sur mon lit, l’enregistreur s’alluma dans mes mains, témoin rouge ok. Branché à mon ordinateur, il ne restait plus rien sur le disque dur. Plus aucune trace de ses derniers mois. Si ce n’est une chanson du soir même. Un minuscule morceau de concert à la guitare acoustique que le chanteur introduisit comme étant " I wanna be your dog ", ou quelque chose comme ça. J’écrivis encore des bribes d’histoire sur ce que je vivais et pourrait vivre avec les Narcisses, allait sur leur site internet, vide mis à part une adresse e-mail, " raphael_narcisse@hotmail.fr " en lettres vertes en plein milieu de l’écran. J’y envoyais certaines petites histoires et m’endormis la peau contre la chaleur du témoin rouge de l’enregistreur.
Le lendemain matin je n’avais rien oublié. La réponse à mon e-mail ne tarda pas :
" Merci pour cette jolie petite histoire,
deux questions me taraudent cependant : quel âge as-tu pour avoir écrit de telles histoires ? Et aussi, es-tu une fille ?
Quelles que soient les réponses à ces questions, tu mérites de venir gratuitement nous voir jouer au Club 391 demain soir, envoi-nous ton nom et tu seras sur la liste des invités.
Raphaël Narcisse "
D’après moi, il m’avait pris pour une espèce de fanatique âgée de 15, 16 ans qui avait trop de temps à perdre. Je lui envoyais mon nom, mon âge, et ce qui me restait de l’enregistrement de leur dernier concert. Ce que je faisais étais sérieux, j’avais toujours été sérieux. Sur mon ordinateur je pouvais compter par vingtaines les débuts de livres avortés, les nouvelles trop longues pour en être, trop courtes pour des romans, les copies de ma correspondance, une autre correspondance, totalement imaginaire et bien plus passionnante, des extraits de dialogues, des idées de pièces de théâtre. Jamais je n’avais eu le temps ni le courage d’essayer de compléter une œuvre, de la commencer et de la finir. Je n’avais que des débuts, que des fins, aucun corps, rien qui ne puisse passer dans le coffre de l’éternité. Enfin, j’avais trouvé un sujet. Je précisais dans mon mail " C’est sérieux. Il faut qu’on se parle. ", puis j’hésitais et finissais par rajouter " Je veux écrire votre autobiographie ".
En relisant mes notes, je me demandais encore si je ne devais pas tout modifier et tout conjuguer à la première personne, comme si c’était ce Raphaël Narcisse qui écrivait. Il ne répondait pas à mon e-mail et nous étions à moins de deux heures de concert. Je repérais le club 391 sur mon plan de la ville, j’emportais mon enregistreur en espérant qu’il tienne à nouveau la route et décidais de m’imposer à ce concert, quitte à essayer de trouver Les Narcisses avant qu’ils ne montent sur scène. Le Club 391 se situait dans un des coins les plus paumés qu’il m’avait été donné de visiter. A côté de cela, l’agressivité de l’Electric Palace me semblait réconfortante. L’entrée se situait dans une petite rue perpendiculaire à une autre encore plus petite. La nuit dans ces quartiers était déjà tombée et la file d’attente pour entrer dans le Club 391 s’étalait sur 5 mètres de trottoir. Comme par habitude j’avais bu avant de sortir, je remontais la file en fusillant un par un du regard la totalité des jeunes gens qui tournaient les yeux vers moi. Je remontais debout sur un fil, les jambes croisées et décroisées, je ne pouvais pas faire un pas de trop à gauche, un pas de trop à droite. Des motos s’amusaient à former des cercles microscopiques dans la rue pour emprisonner des jeunes filles hilares dans des cages de fumées. Elles étaient toutes habillées de vêtements déchirés aux couleurs noires et pastels, on aurait dit des êtres de cire qui se seraient animés et dépêchés de dépecer leurs semblables pour se vêtir. A l’entrée, je dis à un grand noir baraqué : " je suis sur la liste ", ne sachant pas moi-même si cette liste existait. Il se retourna, chercha du regard derrière lui et finit par acquiescer. Je réalisa qu’à côté de moi se tenait Louise Champagne entrain d’encaisser l’argent des spectateurs. Elle ne me remarquait pas et plaisantait avec quelques personnes. Je demandais au videur où étaient les Narcisses. Il me répondit " sur scène ! ", et à cet exact moment retentit un bruit tonitruant qui me fit oublier Louise, je vis juste en face de moi une marée humaine qui sauta comme un seul homme avec milles bras en l’air. ça me prit au moins 10 secondes avant d’entendre de la musique se détacher sous le bruit des bottes qui s’écrasaient contre le sol de béton. Alors c’était ça… Ils étaient trois sur scène, le chanteur avait coupé ses cheveux longs et sa barbe, le batteur cognait comme un fou sur sa batterie et un oriental jouait lui aussi de la guitare. Je n’ai jamais pensé m’être trompé de concert, je les reconnaissais, et je reconnaissais cette musique. Poussé par les derniers arrivants, j’étais propulsé au milieu de la vague humaine. Je me faisais pousser et écraser de tout côté. Je n’allumais pas mon enregistreur. Bien vite, l’étude de la situation me fit comprendre que le seul moyen de ne pas mourir étouffé était de suivre très exactement le mouvement. Je me mis à compter les secondes entre les sauts, à étudier les différents clans qui ne sautaient ni de la même façon, ni en même temps, et finit par copier mon voisin de devant, quitte à souvent le percuter, toujours la main sur mon cœur, dans la veste, posée sur l’enregistreur, éteint et immobile, dans l’espoir qu’il puisse survivre à ça.
En chavirant à la fréquence sans subtilité des amplis, je sentais le brouillard prendre le dessus sur nos sens à tous, nos muscles s’enflammant, nos volontés se pliants, nos désirs disparaissants sous les coups de butoir des briquets, les aspirations répétées sur des cigarettes manufacturées et artisanales, et le lent relâchement des volutes de fumées accrochées au vide. Je sentis ma main se faire brûler par celle, allumée, de mon voisin, je vis des chevelures disparaître au sol, j’essayais tant bien que mal de contenir mes organes vitaux à l’intérieur de moi et du sang s’envola dont ne sait où en une gerbe qui, à elle seule, colora la totalité de la salle, de la scène jusqu’à mes propres vêtements, couverts d’un dégradé gluant, collant, puis sec. Se détachant de la profusion de rouge, de noir, de brun qui commençait à s’évaporer dans l’air et à transformer les lieux, le visage du chanteur articulait des mots inaudibles tandis que la cadence compulsive de ses mains réinventait la grammaire d’un langage qui m’était inconnu et que pourtant je comprenais. Une main invisible, tirant par ses cheveux courts sa tête en l’air, lui donnait l’air fier quand il attaquait ses chants et lui maintenait la bouche ouverte le reste du temps. Le guitariste oriental faisait des allers-retours entre la scène et la coulisse, ne jouant que sur certaines chansons. Les chansons justement, je n’arrivais à en reconnaître aucune en particulier, elles avaient toutes des points communs et des divergences avec mes deux précédentes expériences des Narcisses. L’électricité insufflait une manière de dégoût à leur musique que je ne pouvais pas m’empêcher d’apprécier. Parfois, je me sentais faiblir, abandonné de tous mouvements et à chaque fois, je me laissais porter par le corps des autres, j’étais soulevé puis ranimé par d’étranges collisions toujours inédites. Retenu par le câble de sa guitare, le chanteur plongea en nous, embrassa la foule, donna et reçu des coups, avant de se laisser remonter progressivement sur scène, comme dans une vidéo passée à l’envers, tiré par le câble de plus en plus esquinté qui semblait directement branché en lui. Le groupe disparut. Nous n’étions après tout qu’une mer dont les Narcisses aimaient goûter l’eau salée.
L’immobilité retrouvée, j’étais heureux, aussi comblé qu’on peut l’être une fois qu’on a tout perdu et qu’il ne reste plus qu’à recommencer. Je cherchais la porte de sortie, quelque part dans cette simple pièce rouillée, en même temps que les regards des spectateurs se croisaient pour la première fois. Aucun moyen de rejoindre les groupes, sinon de passer par la scène en plein mouvement silencieux, un clavier apporté, des draps accrochés. Je tentais de m’en rapprocher mais très vite je me retrouvais au point départ, rejeté en arrière par les afflux et les reflux en direction des toilettes, de la rue et du bar improvisé au-dessus d’une glacière. Au bout de cinq minutes à peine, un nouveau groupe apparu sur scène. Ils étaient cinq et tous étaient habillés de la même façon, pantalon noir façon cuir, grosses lunettes de soleil et t-shirt noir sur lesquels étaient imprimés en blanc leurs noms respectifs. A la batterie il y avait Léo Engel, derrière le clavier Paul Nourry, aux guitares Conroy Maddox, l’oriental qui jouait avec les Narcisses et une fille aux cheveux bruns et à la peau de porcelaine, Lina Bardi jouait du clavier. Enfin, un petit blond répondant au nom de Simon Kick, une basse entre les mains, annonça : " Nous sommes les Kicks ! " et l’attraction répéta son inversion. Il y avait un bric à broc en fond de scène, des drapeaux, des photos, des fleurs, même des vêtements, vestes en cuir, chemises et bottes. Une fois la brume dissipée et le concert terminé, il ne restait plus rien, toutes ces choses avaient été détruites ou jetées à la foule. La musique des Kicks était semblable à celle des Narcisses, sans ce supplément d’âme mais avec plus de diversités de sons. Immédiatement après, Pierre Ubik, un artiste seul, monta sur scène et sans brancher sa guitare folk, raconta ses chansons au milieu des débris de pétales de fleurs et d’alcools. Il chanta quatre chansons de fin du monde avec une voix rauque et hors du tempo. C’est durant ce dernier concert que je vis Louise Champagne entrain de danser au milieu de la vingtaine de personnes qui étaient restés jusqu’à la fin. Sous sa jupe, je remarquais que ses bas étaient reprisés au fil noir, ce qui donnait l’impression de cicatrices glissant le long de ses jambes. Cette fois je pouvais me rapprocher d’elle doucement, et, en retrait vers l’arrière, j’observais la trajectoire sans contrôle de ses lents mouvements de rein, propageant les spasmes dans tout son corps ; agitée frénétiquement par une berceuse, comme un bébé qui ne veut pas s’endormir, Louise luttait de toutes ses forces contre le rythme et contre les autres, elle transpirait et ses cheveux se mettaient à recouvrir son visage jusqu’à ce qu’elle succombe et que tous le monde s’aperçoive que cette danse avait toujours été menée à l’intérieur d’elle-même et non pas au dehors, même dans ces agitations les plus fortes, celles qui lui faisaient perdre l’équilibre progressivement, jusqu’à ce qu’elle tombe en arrière, dans mes bras, somnolant les yeux ouverts, ne me remarquant même pas. Le dernier accord retentit, elle resta debout, le visage vers la scène, et ses esprits retrouvés, elle se tourna vers moi et pour se faire pardonner de m’avoir ignoré, me dit : " Merci pour le coup de main " et voulut partir. Je la rattrapais et me présentais. Son visage s’illumina et d’une seconde à l’autre, elle se trouvait de nouveau sur terre, me faisait la bise sur les joues, prenait ma main dans la sienne pour que je la suive sur la scène, me tenant le rideau qui nous séparait de la coulisse. Comme la salle était maintenant vide et silencieuse, la coulisse telle un miroir trop lent était animé par des dizaines de jeunes gens saouls et beaux. En fait, la coulisse était équivalente, si ce n’est plus grande, à la salle de concert en elle-même. Le Club 391 n’était pas une vraie salle, c’était plutôt un squat, probablement un ancien magasin dans lequel on cachait le coin des murs tachés de pisse et piratait l’électricité d’un voisin. Le matériel de musique avait déjà été emballé dans des housses noires et mitées, le tout servant désormais de fauteuils et de canapés à l’équipe fatiguée du Club 391. Même dans le bordel ambiant régnait une atmosphère de ballet, les voix montaient en chants, les bras se croisaient, les baisers s’échangeaient, les canettes vides de bières en roulant par terre créaient des parties effrénées de football. J’étais surpris par la jeunesse de la plupart des personnes présentes, garçons aux mains effilées, filles rondelettes, ils partageaient la même couleur de peau rougeâtre qui cachait mal la chaleur de l’adolescence. Là, au milieu des vingt mètres carrés compartimentés par les amas d’instruments, il jouait au football une cigarette à la bouche, captant la canette, s’élançant tout en hauteur. Le chanteur des Narcisses. Il se faisait dribbler par Simon Kick au moment où Louise cria son prénom : " Raphaël ! ". Il portait au-dessus d’un jean couleur bleu nuit le t-shirt noir sur lequel était inscrit le nom de Lina Bardi des Kicks et me regardait pendant que Louise lui murmurait à l’oreille. Le conciliabule dura longtemps, plusieurs minutes où sur la pointe des pieds elle s’accrochait à son cou et parlait sans s’arrêter, tant que je me demandais si les mouvements de sa mâchoire n’étaient pas plutôt ceux d’un baiser. Enfin elle s’arrêta, il lui tapa dans la paume de la main et elle prit sa position dans le match de football. Il venait vers moi et je ne savais que faire, sa démarche et sa coupe de cheveux étudiée m’intimidaient et je finis par tendre ma main, imbécile, " - Je suis Serge Nollens – Je suis Raphaël ", immédiatement, je n’avais plus rien à dire, la bouche sèche et vide, le cerveau noir, je me demandais bien pour quelle raison j’avais tenu à le voir –à moins qu’il n’y ait pas d’autre raison que celle-ci. Il portait éteinte sa cigarette au bout de ses lèvres, me fixant d’un regard impassible et aussi muet que sa bouche. Je ne pouvais m’empêcher de laisser s’écarter mes yeux vers Louise, ses mollets découverts par sa mini jupe, courant après une cannette de bière, ses cheveux se glissant dans le décolleté de la dernière couche de vêtements qui restait sur sa peau. Je crus que Raphaël s’était endormi les yeux ouverts, et rassuré par son immobilité totale, je dis, sans véritablement m’adresser à lui, aussi captivé que je l’étais par Louise : " Je veux écrire ton autobiographie
-Habituellement, on me félicite pour le concert, il arrive qu’on me remercie, on me demande un autographe, on me propose du sexe, déclama-t-il d’une voix automatique
-Moi je veux écrire ton autobiographie
-Il se peut quand même qu’on continue de se présenter, qu’on aille plus loin que le simple prénom, histoire de créer un contact tu vois
-Ce n’est pas un contact là, disais-je en souriant, sans réaction de sa part ?
-Qui te dis que je ne l’ai pas déjà écrite mon autobiographie ?
-Tu l’as peut-être écrite c’est vrai. Mais ce que je te propose, c’est que moi j’écrive ton autobiographie, tu peux comprendre ?
-Tu es sûr que tu ne préfère pas un autographe ?
-Non. Dis-moi : qu’est-ce qui se passe pour que tu ais ce regard vide ? Qu’est-ce que tu fais ?
-La même chose que toi. Je la regarde. "
Il lui tournait pourtant le dos, mais je me retourna et juste derrière moi se trouvait un miroir dans lequel Louise Champagne courait en sens inverse. Enfin, Raphaël sourit, me tapa dans le dos et m’offrit une bière. J’acceptais à contrecœur en espérant que cela nous permettrait de continuer la discussion.
" -Je me rappelle ton mail maintenant. J’ai bien aimé tout ce que tout as écrit sur nous. Presque la moitié des choses que tu as inventés nous est vraiment arrivé, en fait.
-C’est pour ça que je voudrai écrire ton autobiographie
-Je ne sais pas. Comment as-tu trouvé le concert de ce soir ?
-Formidable. Mais tellement différent par rapport aux autres fois. En quelques jours, vous avez plus changé qu’en plusieurs mois
-En fait ce n’est pas vraiment exact. Nous jouons beaucoup de concerts. Presque chaque soir, partout. Nous essayons de varier notre style selon les humeurs et les endroits.
-En vous voyant en acoustique, je n’aurai jamais cru que vous pourriez déchaîner autant les foules. Et je n’aurai jamais cru que je pourrai y prendre plaisir. C’est comme le jour et la nuit, les deux versions du groupe. Et ton changement de look.
-Oui, mes cheveux. Je ne les avais plus coupés depuis notre premier concert.
-Qu’est-ce que tu préfère : les concerts électriques ou acoustiques ?
-J’en sais rien. Tu l’as dit toi-même, c’est le jour et la nuit. Ça veut dire qu’il y a un tas de points communs, c’est vivre et respirer de la même façon, mais l’acoustique est si facile, comme un rêve, c’est beau et magique, alors que l’électricité c’est se battre pour vivre, la sueur, la rapidité, le public qui est face à toi, contre toi. Et les concerts comme celui-ci, c’est ce qui rapporte le plus, surtout hors des salles habituelles. Tout l’argent du ticket d’entrée se partage entre les groupes. "
La balle en forme de canette de bière tomba entre nous deux et de faits en faits, il oublia ma présence, ou plutôt il ignora son côté incongru, me considérant comme un des leurs, et préféra effectivement oublier la raison de ma présence. Apparemment, la nuit était loin d’être terminée et nous tous, terrés au fond d’un bâtiment nu, nous ignorions le moment où elle prendrait fin, la laissant continuer pour une éternité balisée uniquement par les besoins primaires qui étaient les nôtres, la faim et la soif. Encore que de ce côté, les stocks paraissaient inépuisables, l’alcool et la nourriture sortant à volonté des sacs et des glacières, et je me laissais aller à toutes ces mains tendues, me rendant compte qu’il y avait toujours eu en moi quelqu’un comme ça, de vorace, qui ne comprenait pas les notions de peur, d’heures, et d’ordres. C’était mon anti-thèse. Et puis au fur et à mesure que j’avançais dans ma connaissance des jeunes gens présents, j’en venais à me demander lequel était l’anti-thèse. Si nous étions, et si j’étais, une pièce à deux faces, il est certain que les deux faces ont des chances égales d’apparaître quand on lance la pièce en l’air, et que, si une des faces apparaît plusieurs fois de suite, même si cela dure, disons, un milliard de fois, il y aura toujours la fois suivante, celle où l’autre face apparaît. Ce n’était qu’une théorie, parce que nous ne sommes pas deux faces, nous en sommes un nombre infini. Lina Bardi apparut et s’installa à un piano, assise à la cow-boy sur un fut, en soutien gorge, sa colonne vertébrale dansait à l’intérieur de sa peau, si visible et bombée qu’on eut cru qu’elle allait s’échapper d’elle, et emportant les côtes avec, s’enfuir en frétillant tel un centipède d’os effrayé par une créature si laide à ses yeux, la créature humaine, cette même créature qui me semblait sublime et commençait à éveiller mes sens. Elle joua du bout des doigts " Imagine " de John Lennon et les jeunes gens éparses commencèrent à approcher jusqu’à former une assemblée qui entonna les paroles dans un désordre collectif organisé par Raphaël. Ça n’était pas du tout la chanson que j’avais pu voir dans les publicités et les programmes de la télévision du temps où j’en avais encore une. Ça n’y ressemblait pas simplement parce que ce n’était pas fait de la même façon, que l’assemblé ici n’avait aucun but autre que celui de s’amuser, d’être bruyamment bête, bruyamment jolie, comme au tout premier jour, quand des doigts lents découvraient une suite de sonorités fortuites sur un clavier blanc et noir. Au fond de moi débuta la torture. Pour la première fois je fis ce que je fais toujours aujourd’hui et je me mis à jouer aux cartes avec moi-même. Depuis le début, je les comptais. Combien de temps avant que le fou ne sorte ? Combien de temps avant que la pièce ne tombe de l’autre côté ? Combien de temps avant que je ne connaisse les paroles de la chanson ? Une chance pour moi, ce que je croyais être la chance du débutant, le fou sortit du premier coup et, suivant de loin les lèvres de Raphaël, les paroles me vinrent d’elles-mêmes, je pus entonner " Imagine " au même titre que n’importe qui d’autres dans la salle délabrée, usant de ma voix ridicule, aussi ridicule que celles des autres et la chorale des ridicules finissaient par ne plus en être une et c’est uniquement pour cela que nous pouvions toucher la beauté du moment.
Après cela, l’intérêt de Raphaël se reporta à nouveau sur moi, comme s’il avait eu une idée. Il vint vers moi et, me tapant sur le dos, nous avons rit comme le font les pochetrons, pour beaucoup et peu de choses. Il se décida
" Tu as enregistré le concert de ce soir ?
-Non. Il y avait trop de mouvements.
-Tu enregistre avec quoi d’habitude ?
-Avec ça "
Et je lui montrais mon enregistreur qui presque immédiatement fit s’illuminer ses yeux. Je le laissais le prendre dans ses mains et à travers son maniement précieux, qui ne consistait pas à l’aborder comme un outil avec des touches et des fonctionnalités, mais comme un tout, une mémoire complète dont le vrai fonctionnement restait inconnu, je pus constater que la machine lui faisait le même effet qu’à moi. C’était un ajout à soi-même, une extension pas forcément adéquate, qui permettait de se créer, de se recréer et d’évoluer comme j’avais pu le faire. Sauf que, si pour moi la machine avait été un moyen d’assimiler l’extérieur pour me développer, elle allait lui servir à pénétrer l’extérieur, à le déchirer et en naviguant à travers lui, s’incorporer, de grès ou de force, aux autres, à ceux qui n’étaient pas, encore, dans cette salle, et qui, pourtant, y appartenaient. Pas la terre entière, juste des gens comme lui et moi, et de la même façon que je m’étais moi-même octroyé l’opportunité de rejoindre la salle, j’allais la rendre disponible à ceux-là, à ceux qui cherchaient l’adresse depuis longtemps, à ceux qui s’étaient perdus dans trop de faubourgs.
" -On va enregistrer quelque chose maintenant, m’annonça-t-il
- Et mon idée d’autobiographie ?
- Je vais réfléchir pendant que nous enregistrerons. Non, ça serait mentir. Je ne te laisserais pas écrire mon autobiographie. Une biographie peut-être. Je vais laisser la réflexion se faire, sur la bande, sur ma guitare, dans ma tête, et après nous collecterons le résultat. "
Ce que je découvrais chez Raphaël et apprenais à aimer jusqu’à presque y réduire son caractère tout entier, c’était sa façon de dire les choses. Il ne parlait pas pour faire sens. Il parlait pour faire passer un message, et ce message était souvent simple à comprendre. Le reste, le sens des mots, des phrases, lui était égal. Il aimait la musicalité, souvent il apprenait un nouveau mot qui lui plaisait et se mettait à l’utiliser dans de nombreuses phrases, comme un artifice. De même, il prenait les tics verbaux de ceux avec qui il parlait jusqu’à ce que ces tics soient devenus les siens et que ceux qui les utilisaient à la base soit si influencés par sa façon de les utiliser qu’ils en viennent à croire que c’est sur lui qu’ils les avaient copiées. Mais ici je vais trop loin et déjà je me sers de cette machine à voyager dans le temps qui me servira si souvent pour faire voyager à travers l’histoire des Narcisses. C’est aussi comme ça qu’il appelait la musique. La machine à voyager. Selon le moment, c’était dans le temps, dans les souvenirs, dans l’espace, dans les sentiments, dans l’eau, dans le ciel, dans les objets. Les voyages étaient multiples. Les voyages étaient infinis et ils se situaient en priorité dans la richesse des autres et non dans leur pauvreté comme les vols charters et les clubs de vacances.
Concentrons-nous sur ce moment du temps, fragment de mes souvenirs. Raphaël arrêta de jouer après quelques secondes et cogna violemment sa guitare en la posant à terre. A ses questions techniques, je lui répondais avec mon peu de savoir qu’il valait mieux enregistrer dans une petite pièce, fermée, et vide. Sans bruits de fond. Nous étions donc enfermés dans ce qui était autrefois des toilettes et une salle de bain et consistait désormais en une pièce malodorante jonchée de tentacules orphelines sortant du sol. Il n’y avait que lui et moi. J’allumais la machine et il me demanda de la laisser tourner, même dans le vide, tous le temps que durerai l’enregistrement. En guise de simple introduction, il nommait chaque chanson. " Rubbergun ", la première, à peine commencée, il se trompa dans un accord et quitta la pièce dans une volée d’insulte. L’enregistreur tournait toujours. A chaque fois que je réécoute ce moment, je ne peux m’empêcher de sentir mon cœur s’accélérer, je ne peux m’empêcher d’entendre cette voix en moi qui se demande si ça y est, si la pièce est retombée du mauvais côté. On n’entend plus que moi qui balbutie durant plusieurs secondes et puis Raphaël revient dans l’encablure de la porte et me dit sèchement qu’il ne peut jouer ainsi. Quand on réécoute la bande, c’est vrai, ça se passe en direct, la machine à voyager marche et c’est elle que l’on entend et non ce que l’on croit être le bourdonnement de l’enregistreur, c’est la preuve même qu’il se trompait, que même sans guitare il pouvait jouer, même dans ces conditions il pouvait jouer, le jeu c’était lui, la machine c’était lui, rien que lui. Je restais sans rien dire. Lui se radoucit, ça s’entend dans sa voix : " Je vais chercher les autres. Je ne peux pas jouer pour personne. Je peux pas jouer pour un enregistreur. " Je me demandais ce qu’il entendait par personne, ce qu’il voyait en moi. Un enregistreur ou personne ? Dans la pièce, pas très grande, arrivèrent Louise Champagne, Simon Kick, Lina Bardi, Pierre Ubik, le batteur des Narcisses qui me fut présenté sous le nom de Tristan Wehrlen, et une petite femme au visage couvert de tâches de rousseurs, " C’est Hélène Smith. Parce qu’elle adore les Smiths ". Je n’avais aucune idée bien sûr de ce qu’étaient les Smiths. Ils s’assirent presque tous, faisant fi de la nature du lieu et, finissant les derniers restes d’alcools, nous nous laissèrent bercer tous les sept par la musique de Raphaël Narcisse. Sur la bande, il nomme les chansons suivantes, dans l’ordre, le faux début étant exclu de cette liste, bien qu’inclut dans la version définitive de ce que nous appelèrent, ou appèlerons, ça dépend de votre position dans la machine à voyager, la Session 391 :
Turn ! Turn ! Turn ! (Peter Seeger)
Girlfriend in a coma ( The Smiths)
Can you see me ? (Adam Green)
Rubbergun (Les Narcisses)
Corpus Delicti (Les Narcisses)
All that money wants (The Psychedelic Furs)
I wanna be your dog (The Stooges)
Les auteurs ont été rajoutés par la suite entre parenthèse. ‘All that money wants’ est entièrement chanté par Lina Bardi. A la fin de la chanson, Raphaël Narcisse lui rendit le t-shirt qu’il avait volé et elle se rhabilla, le laissant finir torse nu, uniquement vêtu de bretelles rouges. Avant de commencer la prochaine et dernière chanson, il me regarda droit dans les yeux, et comme devinant que je l’observais, me dit " J’ai envie de me faire tatouer, mais je ne sais pas quoi encore ". ‘I wanna be your dog’ commença comme un duo entre Raphaël et Lina Bardi, leurs deux voix se superposaient et étaient bientôt rejointes par les nôtres, un collage qui ne prit fin qu’après plusieurs refrains répétés, la colère venant doucement et finissant par éclater en cœur " Now I wanna be your dog ! ". Un clin d’œil pour moi et Raphaël transforma son final solo en " Now who wanna be my dog ? ". Après les rires et les baisers s’engagea un dialogue entre Raphaël et moi, il me demande " Dis-moi un secret ? " et je réponds " En réalité je suis blond ". Alors il reste une phrase de la voix de Raphaël qui achève brutalement l’enregistrement : " Alors, si on parlait de ce livre sur moi ? ".
 
  Chapitre 3
[Note de Serge Nollens : J’ai écrit ce genre de chapitres biographiques pour agrémenter le site internet des Narcisses ainsi que pour la commande des magazines qui souhaitaient avoir plus d’informations sur la musique des Narcisses en plus des démos que le groupe leur envoyait, des chansons qu’ils pouvaient télécharger ou des concerts qu’ils retranscrivaient. Aujourd’hui je les reproduis après les avoir légèrement réécris.]
L’origine des Narcisses
Les Narcisses, au début, n’étaient que Raphaël Dermée, le suivant à travers la sortie de son adolescence jusqu’aux méandres de la vingtaine. « Ce n’était que moi et la guitare qu’on m’avait offerte, vraiment ». Pour Raphaël, être seul ne l’empêchait pas d’être dans un groupe, de le nommer et de le construire selon un objectif bien précis. « Je ne pouvais me permettre d’attendre quoi que ce soit, de la part de qui que ce soit ». Avec une classique Fender Stratocaster entre ses mains, il essaya d’apprendre les morceaux les plus simples de ces groupes préférés. Il ne connaissait rien au solfège et se débrouillait avec des tablatures récupérées en grandes parties sur internet, outil qui très certainement donnera naissance à de nombreuses vagues de musiciens pour laquelle la culture n’est non pas offerte, le prix des instruments restant élevé, mais disponible et compréhensible. « En fait, je ne connaissais même pas les accords, je n’avais aucune intention de faire d’effort pour les connaître ». Il apprit très difficilement à maîtriser une poignée de morceaux, s’entraînant en secret, en faisant le moins de bruit possible, et surtout sans jamais donner de représentation, même pour une seule personne. « Je ne voyais pas l’intérêt. Je n’étais pas bon, absolument pas bon. Malgré ça je savais jouer presque tout l’album des Moldy Peaches et ça me semblait suffisant ». Ca aurait pu s’arrêter là. Point, pas de retour à ligne. Un jeune homme qui joue ses morceaux préférés dans sa chambre, avec la porte fermée à double tour. Quoi de plus banal et quoi de plus banal encore que ce jeune homme « Je n’étais même pas assidu. Je jouais un peu comme ça, pour rentabiliser le prix de la guitare. Il arrivait que je ne joue plus pendant des mois et pour m’y remettre, je perdais des heures à retrouver ce que j’avais déjà acquis ». C’était l’amour de la musique, de ses icônes et de leurs vies qui allait l’inciter à aller plus loin, en quelques sorte forcé à sortir du rang par sa propre banalité. « Je savais que j’étais banal, mais je ne pensais pas forcément que la guitare allait changer ça. Je restais banal malgré toutes mes excentricités, malgré tous les livres, les disques et les films que je possédais. Ça n’était pas la pratique de ce que j’admirais depuis tant d’années qui allait changer les choses. Evidemment j’avais tort ». Tort parce qu’au fur et à mesure de ses expériences, Raphaël s’améliorait et commençait à y croire. « Je me suis rendu compte que la guitare m’isolait. Irrémédiablement. M’enfermer dans ma chambre était une partie du processus mais je ne le faisais pas si souvent que ça. Non, ça m’isolait parce que je ne le faisais pas comme les autres. Ça a révélé mon caractère à mes yeux, à ceux de mon entourage. Quand les gens savent un peu que tu joue de la guitare, il te demande d’égayer leurs soirées. Et moi je leur jouais les Moldy Peaches, et je les jouais de la seule façon possible, pas seulement mal. Très mal. Eux, ils attendent des chansons qu’ils connaissent, qui passent à la radio. » Et ça, Raphaël n’en connaissait aucune. « Continuer à apprendre ma musique, celle qui me tenait à cœur, devenait un obstacle dans ma vie quotidienne, pour mon intégration dans le monde normal. Donc ça m’a incité à continuer, forcément. Ça s’appelle l’esprit de contradiction ». Il venait d’acquérir une motivation, et avec une motivation, il pouvait aller où il voulait. Dans son royaume de cordes, il côtoyait ses idoles, Morrissey, dont il allait plus tard se faire tatouer le nom sur le bras gauche, Syd Barret, John Lennon, Lou Reed. « Partout je voyais des gens qui étaient comme moi. Quand je dis partout, je veux dire « ailleurs ». Plein de gens de mon âge fondaient des groupes, écrivaient des chansons, et c’était leurs disques que j’écoutais. Il y avait donc de l’espoir, même s’il était loin et que je n’avais pas envie de bouger ». Devenu paria, le temps qu’il s’était octroyé pour s’exercer se mit à s’étendre de plus en plus sur sa vie quotidienne, il séchait l’école (« à partir d’un certain moment, on se rend compte que le programme est le même d’année en année, comme pour mieux nous enfermer dans la même vérité »), à dormir peu la nuit, à consacrer toutes ses vacances à la guitare (pendant que les autres, d’après lui, « allaient mendier le pire des boulots pour être payés comme des chiens, un peu comme s’il se préparait déjà à devenir des chômeurs complètement désespérés »). Lui se préparait à toute autre chose. Devenir un groupe, et non pas une star, ce qui reviendrait à désirer la même chose que la masse, pas non plus une rock star, un terme qui ne voulait déjà plus rien dire. « Devenir une star. Wahou, le rêve de TOUS les gens que j’ai pu rencontrer. Même moi, j’en ai sans doute rêvé. Tu comprends facilement quand de ce cas-là, la sélection est drastique et les places peu nombreuses. Alors il faut juste se rendre compte qu’être écouté par des millions de personne ne changera rien à aucun de tes problèmes. Ça ne rendra pas ta vie plus belle. Alors que rencontrer des personnes avec qui tu partage des affinités, avec qui tu pourras partager ta vie, avec qui tu pourras créer, faire des choses, ça c’est magnifique ». Il en était malgré tout bien loin, et malgré le fait que côtoyer cet idéal à travers ses rêves lui semblait déjà beaucoup, il continuait à s’entraîner et à progresser à la guitare. Son plus grand obstacle se dressait maintenant devant lui : après le reste de l’humanité vite écarté, il ne restait plus que lui, ses propres limites, à dépasser. Il écrivait petit à petit ses propres morceaux, complètement déstructurés, crées à partir de l’inspiration que le hasard produisait par la superposition de ses doigts aux cordes de sa guitare. Si la musique de cette manière venait simplement, le chant et les paroles étaient beaucoup plus difficiles à obtenir. « Je n’arrivais pas à différencier le rythme de mon jeu de guitare et celui de ma voix. Je n’ai d’ailleurs aucun sens du rythme, encore aujourd’hui. A l’époque, je me contentais de marmonner le même discours que ma guitare. Totalement inintéressant ». Il se mit à tourner en rond, à jouer sans cesse les mêmes choses, à détester ce qu’il jouait et à finalement mettre la musique de côté pour se consacrer plus pleinement au groupe. Le groupe était une construction. A ces yeux, il devait être la somme de tout ce qu’il avait acquis, de tout ce qu’il avait désiré et s’était battu pour obtenir. « C’était moi, sans mon caractère, ma voix, mes peurs, mes doutes, mes croyances. C’était ma coupe de cheveux, mes disques, ce que j’avais appris dans les livres et dans les films. » Le nom des Narcisses lui venait d’un livre de Freud. C’était une fleur, un mythe, et un trait de caractère. Il se reconnaissait dans les trois, l’obsession végétale de Morrissey, la façon de vivre de Narcisse dans le mythe, et le fait que se repliant sur lui-même et sa guitare, rejetant les autres et ce qu’ils pouvaient vouloir, il était narcissique. Le groupe, c’était Les Narcisses, au pluriel, parce qu’un groupe est toujours plus que la somme de ceux qui le composent. Malgré tout, Raphaël attendait secrètement de pouvoir justifier ce « s » à la fin du nom qu’il donnait à son espoir.
Les débuts des Narcisses
Au fil des années, Les Narcisses restaient une anomalie orthographique, Raphaël Dermée restait avec sa guitare, plein de connaissances basiques et d’envies inassouvies. Finalement, le courage le quitta. « Durant tout ce temps, je jouais très peu, au lieu de cela je commençais à écrire, des ébauches de romans, de films. Surtout je me gavais de musique et de cinéma. Sans arrêt je suivais mon exploration. Bien sûr, ça peut sembler passif, mais quand on écoute et regarde certaines choses, c’est déjà de l’activisme ». Admirateur absolu des films de Suzuki Seijun, la toute première chanson qu’il arriva à composer tant bien que mal s’appelait « La jeunesse de la bête ». Arrivé à l’âge de 20 ans, il commença à travailler dans une usine de voiture, et ce simple fait, banal dans la vie de n’importe qui, allait bouleverser la sienne. Par sa fenêtre, il regardait le parking des voitures manufacturées attenant à son building et quand le soleil brillait, il voyait les centaines de voitures se transformer en une mer de tôle sur laquelle le soleil se reflétait. « Quelque chose de génial m’est arrivé, et quelque chose d’horrible a immédiatement suivi», à ces mots, il laisse ses yeux suspendus dans le vide comme dessinant des points de suspension incomplets. Nous n’en saurons pas plus. « C’est à partir de là que les choses ont dégénérées. Je devenais fou. Je voyais des choses qui n’existaient pas ». Les tiroirs se mettaient à s’ouvrir d’eux-mêmes, les murs bougeaient, vivaient. Il voyait des visages s’y dessiner, arborant une expression triste quand il faisait mine de ne pas les remarquer et souriant s’il les regardait et allait leur parler. « Je n’ai aucune idée de ce qui se passait. Pour moi, c’était la façon très étrange que mon corps avait de me prévenir que je prenais la mauvaise direction ». Un jour, une balle de fusil traversa la vitre de son bureau et s’encastra dans le mur d’en face, le même mur qui abritait ces visages étranges. Bien sûr, Raphaël crut encore une fois que ses étranges hallucinations prenaient le dessus sur sa volonté. Mais à quelques centaines de mètres de là, Tristan Werhlen avait bien tiré au fusil en direction de sa fenêtre. « J’avais souvent remarqué des morceaux d’êtres humains qui dépassaient du parking, des bras, des têtes énigmatiques à différents endroits. J’avais laissé tomber toute interprétation. Ou bien c’était les chauffeurs des voitures, ou bien c’était encore dans ma tête. » En réalité, ce n’était rien de tout cela. Depuis qu’il était en âge de travailler, Tristan Wehrlen était un des employés les plus secrets de l’usine. Il était son unique tireur. Les tireurs sont une catégorie d’employés qui existent pratiquement depuis le commencement de la construction industrielle de voitures. En attendant les retouches ou les commandes, les voitures sorties des lignes de production sont parquées dans l’usine elle-même pour quelques jours ou quelques mois. Elles sont entreposées en l’état, complètes, les sièges encore enveloppés dans leurs housses de plastiques, sans plaques d’immatriculation, et sont exposées aux intempéries, à la pluie, à la neige, à la grêle. Pour les dégâts irrémédiables comme ceux de la grêle, des équipes entières de mercenaires de la tôlerie sont dépêchées dans les usines afin de sortir à coups de marteaux les trous de grêlons. Mais ils existent des dégâts bien plus importants de part leur fréquence et pour lesquels aucune assurance ne paie. Pour cela, il faut faire du préventif, pas de la réparation. Les pigeons font partie de ces types de dégâts, leurs fientes plus particulièrement. Il n’y a aucune solution miracle : les grillages ne servent à rien, couvrir chaque voiture ou construire des abris coûte trop cher et prend trop de places. C’est là que les tireurs et Tristan Wehrlen en particuliers interviennent. Armés de pièges, de produits toxiques et de carabines, leur rôle est de tuer les pigeons. Faire en sorte que pas un seul ne survive à son survol de l’usine. « C’est le boulot le plus cool qui puisse exister » en dit Tristan Wehrlen, « et si un jour Les Narcisses s’arrêtent, c’est ce que je ferai à nouveau ». Les tireurs sont des employés privilégiés, bénéficiant d’une autonomie complète, d’horaires flexibles à souhaits, et du droit de faire feu. Leur seul impératif est qu’aucun pigeon ne s’approche vivant des parkings. A ce jeu, Tristan était le meilleur. Jusqu’à ce que cette balle aille se loger dans le bureau de Raphaël Dermée. Ce jour-là, Tristan tenait un pigeon voltigeur dans son champ de mir, ce pigeon lui résistait depuis de nombreux jours, et extenué par la traque, il brisa la seule règle du métier : ne pas tirer avec un angle se situant dans les 180° inférieurs. « C’était la providence ou ma connerie. Enfin, ça m’amena à rencontrer Raphaël. La première chose que j’ai faite, c’est de le supplier de ne rien dire à propos de la balle qui était dans son bureau. La deuxième, c’est de le menacer de meurtre si jamais il caftait quand même là-dessus ». Ils parlèrent et échangèrent leurs points communs pendant le reste de la journée. « Il y avait un type qui s’appelait aussi Werhlen dans une de mes classes au lycée et je me souviens que je sursautais toujours en entendant son nom, et je restai des heures à l’envier, avant que je me rende compte que ça ne s’écrivait pas Verlaine et que le type était un parfait imbécile ». Avec Tristan, l’orthographe ne collait pas non plus, mais au moins il connaissant le poète, et d’une autre façon que celle qu’on apprend en classe de français au lycée. Il n’était d’ailleurs jamais allé au lycée. « A partir de ce jour-là », explique Raphaël Dermée, « j’ai arrêté de me raser, de me couper les cheveux, de faire mon boulot correctement. Evidemment les visions ont disparu. ». Leur séjour commun à l’usine ne dura pas longtemps et Tristan Wehrlen fut le premier à partir : « ils avaient quand même remarqué le coup de la balle quand ils ont du changer la vitre du bureau de Raphaël. J’avais un certain passif. J’avais un certain avenir. Ils m’ont viré ». En réalité, leurs vies ne furent plus jamais les mêmes. Tristan faisait de la musique depuis son plus jeune âge, il savait jouer de tous les instruments. Dans un premier temps, à l’usine, Tristan invitait Raphaël à venir chasser avec lui, et il finissait par lui donner des cours de guitare au milieu des voitures anonymes et orphelines. Tristan était le plus prompt à tout oublier de son devoir : il ne tuait plus les pigeons, leur fabriquait des abris et y entreposait des graines. Séduit par le nom dont s’était paré Raphaël, il tagguait « Les Narcisses » sur la carrosserie des voitures, et gravait ce nom dans l’habitacle, sur le tableau de bord, et sur les moteurs. Après le licenciement de Tristan, Raphaël ne se présenta pas à son travail et n’y revint plus jamais. Au lieu de cela, il sonna chez Tristan Werhlen, sa guitare et un sac contenant ses affaires dans les bras. A présent, plus rien ne pouvait les arrêter. Tristan aida Raphaël à terminer ses morceaux, à perfectionner « La jeunesse de la bête » et il jouait de la guitare pendant que Raphaël apprenait à placer sa voix par-dessus. Avec du temps libre, un lieu de répétition, et une volonté nouvelle, ils eurent vite un répertoire qu’il leur tardait d’aller essayer sur scène. « Le plus important …» dit Tristan Werhlen « c’est que des gens roulent aujourd’hui avec le nom « Les Narcisses » planqué quelque part dans leur bagnole. Pour moi, c’est ça la clé ».
Les concerts des Narcisses
La première apparition des Narcisses, comme pour tous les groupes, fut un désastre complet. Ils eurent le privilège de jouer trois de leurs compositions à une soirée micro-ouvert d’un bar quelconque, et bien que le public ne hua pas, il n’applaudit pas pour autant. « La salle était vide, mais ça c’est le plus gros cliché rock du monde, donc on devrait éviter de l’utiliser. Quoi qu’il en soit, on a pris un pied monstre à jouer sur cette minuscule scène. J’ai été évidemment malade durant toute la semaine qui précédait le concert et après j’étais guéri. Je ne suis plus jamais anxieux avant un concert ». Les Narcisses persistèrent dans leur voix, après tous le public n’avait pas l’air si mécontent d’eux, juste indifférent. Face à cela il ne leur restait plus que deux choix : progresser et conquérir le public ou devenir assez affreux pour qu’il les haïsse. « Je ne sais toujours pas quel a été notre choix ». A deux, sans emplois, ils écumaient toutes les soirées micro-ouvert et répétaient en journée. Bientôt, au fur et à mesure des concerts, ils remarquaient d’eux-mêmes certains progrès : ils arrivaient à se composer un répertoire, fait de reprises et de compositions, ils évitaient sur scène les erreurs dues au stress et gagnaient une complicité qui pouvait laisser la place à de l’improvisation. Le public, lui, était toujours indifférent. « On s’est rendu compte que ce n’était pas le bon public tout simplement, que l’on n’allait pas dans les bons endroits ». Durant cette période d’errance qui dura plusieurs mois, ils trouvèrent tout de même leur plus grande fan : Louise Champagne, la serveuse d’un des bars, qui partageait leur âge et leurs références. « Je me rappelle surtout de leur reprise de Mad John des Small Faces, à deux guitares, et c’est là qu’on entrevoyait le potentiel de la voix de Raphaël ». Louise fréquentait les squats et les concerts du milieu néo-punk et y emmena Raphaël et Tristan. Là-bas, ils comprirent que pour être entendus, il leur fallait faire du bruit, c’est-à-dire abandonner les concerts folks pour passer à l’électricité. Aidés par Louise Champagne, ils eurent un strapontin en avant première-partie d’un groupe, avec autorisation d’utiliser leur matériel. « On voulait marquer les esprits. Il le fallait absolument. Un seul premier coup, et tout empocher de la soirée. Créer le désir. ». Ils ne jouèrent qu’une seule chanson lors de ce concert, et ils occupèrent la scène seulement six minutes sur les quinze qui leur avait été attribué. Ils arrivèrent torse nu sur scène, vêtus seulement de jeans qu’ils avaient, l’après-midi même, aspergés de peinture à l’aide d’une brosse à dent. La chanson choisie était Shangri-La des Kinks, qu’ils jouèrent dans un déluge de décibels. Raphaël chantait le début de la chanson seul dans son micro, sans aucun autre accompagnement que les discussions et les engueulades du public dans la fosse. Puis il s’accompagnait de quelques notes avec sa guitare dépourvue d’effets, en même temps que Tristan doublait sa voix depuis la batterie. Un blanc marquait le moment où Raphaël appuyait sur sa pédale de distorsions et plus rien ne fut pareil. Avec le tempo imposé par Tristan et la partie de guitare de Raphaël spécialement arrangée pour l’occasion, le premier refrain ne semblait plus s’arrêter. Puis un nouveau couplet, un autre refrain, et le pont, durant lequel le rythme de Tristan se fit syncopé pour supporter la voix de Raphaël qui ne respirait plus. Ensuite, Tristan quitta sa batterie, prit la guitare de Raphaël qui descendit dans le public. Les voix étaient hésitantes, moqueuses dans le micro qu’il tendait à l’assistance, mais pour le tout dernier refrain, ce fut une avalanche de Shangri-La hurlés qui manquèrent de faire s’effondrer la salle. « C’était bêtement une reproduction de l’original, exactement comme elle devait être jouée, exactement comme elle avait été gravée sur « Arthur or the Decline of the Fallen Empire ». Mais les gosses là-bas, des gosses de notre âge, n’en savait rien, et aujourd’hui encore on nous demande si notre chanson va sortir un jour en single. » Leur interprétation fut remarquée et ils purent s’incruster petit à petit dans toutes les premières parties possibles, jusqu’à avoir leur nom sur les flyers. A chaque prestation, ils essayaient quelque chose de nouveau, une chanson, une reprise, des instruments. Ils n’abandonnaient pas leur obsession première et jouaient souvent un ou deux morceaux sans électricité, parfois même sans micro, tout en rajoutant de l’énergie punk, en les jouant le plus vite possible. « Petit à petit on se gagnait un public, des gens qu’on retrouvait d’une salle à l’autre, sans que l’on sache si c’était fortuit ou volontaire de leur part. Ils commençaient à vouloir nous écouter au lieu de nous entendre ». Lors d’un concert particulièrement détendu, Raphaël emprisonna toute la scène dans un délire de fil de laine bleu, créant un espace piégé et protégeant, lançant la bobine de laine au public qui enrubanna le reste de la salle de concert. « C’était un truc que je faisais étant enfant. Avec une copine, on piégeait comme ça toute ma chambre, et sur mon lit, protégé par la toile, on se tripotait. On avait 7 ou 8 ans ». Dans la salle, les vrais amis, dont Louise Champagne, s’occupaient de faire passer la bobine autour des colonnes, de l’attacher à certains endroits, et d’en distribuer d’autres au public. « C’est là qu’on a commencé à se rendre compte qu’on avait construit quelque chose. Aussi sûr que le fil bleu me protégeait étant gosse, il célébrait ce jour-là notre union à tous. » Les Narcisses avaient gagné leur statut de première partie luxueuse et de tête d’affiche occasionnelle. Si pour suivre leurs désirs, ils avaient quitté le monde réel, désormais un autre s’offrait à eux, un cadeau enrubanné de fil bleu, il ne leur restait plus qu’à dérouler le fil et déchirer le paquet. « Tout à coup, nous avions ce dont nous rêvions. Les filles, les amis, les folles nuits passées à divaguer sur le cinéma asiatique, sur les bouquins de Burroughs. ». Ils le savent, ceci ne diffère en rien de la vie de jeunes gens ordinaires : boire, rire, vivre vite. « Mais nous avions gagné le droit d’être nous-mêmes et de nous épanouir. Nous n’étions plus des lépreux, des gens incompréhensibles et incompris. Si tu es obligé de passer ta vie à déambuler dans les rues mornes de villes dortoirs, c’est horrible. Mais si tu as ton imagination, si tu peuples le bitume des créatures qui font tes rêves et tes cauchemars, alors ta vie est pleine d’aventure. La plupart des gens se contentent de voir le fil bleu, de regarder ses enchevêtrements, de se perdre dans ses boucles et ses allers-retours. Nous, nous tachons d’aller jusqu’au bout, et au bout il y a le paradis. »

La philosophie des Narcisses
« On ne révolutionne rien » quand il dit ça, ses yeux roulent sur le coté « c’est ça qui est révolutionnaire ». Au fond, et c’est évident pour tous, du groupe aux critiques en passant par les fans, la première affirmation de la phrase est vraie : les Narcisses ne révolutionnent rien, dans la musique, l’attitude ou les paroles, ils suivent leurs aînés. Alors forcément, une question se pose : « Pourquoi nous, hein ? Pourquoi les Narcisses seraient meilleurs que les autres, pourquoi ils mériteraient une place dans l’histoire, avec un petit ‘h’, un grand ‘H’, en majuscule, en lettres dorées, en tout-ce-que-tu-veux ? ». Justement, leur force est qu’à aucun moment, ils ne réclament cette place, à aucun moment ils ne veulent voir des posters d’eux sur les murs des gosses de 15 ans, à aucun moment ils ne réclament l’attention des médias, à aucun moment ils n’envisagent de jouer dans des stades. Ils mènent leurs vies, se débrouillent pour manger tous les jours, pour voir du pays, et chaque jour l’acte de création, l’écriture d’une nouvelle chanson, interpréter leur répertoire sur une scène inconnue, est leur plaisir, leur façon d’acquérir du bonheur, la seule façon de vivre. « Vivre, c’est faire ce que je veux. Selon la personne qu’on est, ça peut être horrible ou génial ». Que veulent les Narcisses : voir des films, lire des livres, transpirer sur la scène, dériver dans les rues en s’imaginant vivre. Ils ne sont pas intéressés par l’argent, par la postérité. C’est ça leur révolution « La révolution, c’est vouloir que ses idées deviennent le mode de vie de tous le monde. Personnellement, je n’ai aucune envie que la terre entière pense comme moi. Par contre si je peux rencontrer des gens qui vivent comme moi, ça m’intéresse. Ca me permet d’être plus heureux, d’oublier mes maux. Et c’est pareil pour tous ceux que je rencontre ». Les Narcisses vivent dans l’ombre et ils sont la récompense de ceux qui les cherchent. « Chhuuut, nous sommes un secret … », c’est de cette manière que commence leur chanson « Corpus Delicti », et ça pourrait être leur seul mot d’ordre, leur seul slogan. Quand ils mettent à disposition leur musique sur internet, c’est pour éviter de la voir étalée dans les magasins, dans les supermarchés, à côté du poisson et des pattes. N’exister, n’être disponible que sur internet, cela veut dire être le résultat d’une quête, et cette quête ne fait qu’ajouter du plaisir à celui de l’écoute. A en croire le nombre de téléchargements d’une de leur meilleure session, la « session 391 », ils étaient plus de 3000 à être arrivés au bout de la quête. Pour cela, ils ont du au préalable voir un des concerts des Narcisses, ou bien entendre parler d’eux par le bouche à oreille, ou bien être tombé dessus par hasard sur internet. Chaque quête est différente, motivée par des intérêts très variés. De toutes les façons, les Narcisses insistent sur cette notion de quête, de recherche de sens à travers l’artifice, à travers la musique. « On pourrait penser que c’est une quête religieuse, mais il ne s’agit pas de ça ». Non, il s’agit plutôt de la quête d’un drogué qui chercherait sans cesse, non seulement plus de cames, mais également de la came différente à chaque fois. Les Narcisses ne sont pas la came ultime. Il n’y a pas de came ultime. Ils ne sont que quelques cristaux de poudre dans la narine du camé, et ils le revendiquent. « C’est toujours marrant de voir à la télé des gens très intelligents, sévères ou manipulateurs, perdrent tous leurs moyens parce qu’une caméra est braquée sur eux, alors que d’un autre côté des imbéciles complets arrivent à captiver l’écran sans rien faire. Ça veut dire une chose : pendant des siècles des ratés ont vécu des vies de ratés alors qu’une simple invention, à la portée de tous au 21°siècle, leur aurait apporté la gloire. J’aimerai que les Narcisses réconfortent juste quelques secondes les gens qui se croient seuls, abandonnés, et fous. Nous leurs disons : un millénaire plus tard ou plus tôt, tu pourrais être un génie. Nous les faisons rire de leur propre merde et nous rions de la notre».
 
  Chapitre 4
[ Note de Serge Nollens : Ici, j’ai essayé de reproduire ce qu’était une soirée avec les Narcisses du point de vue de Louise Champagne. Je n’ai pas choisi cette soirée-là par hasard : c’est celle dont j’avais le plus d’informations, pour diverses raisons. Louise me semblait le personnage le plus approprié : avec le groupe depuis le début, elle est une spectatrice qui nourrit une passion pure, quoique perverse.]
4 heures du matin : je retire ma tête de sous l’eau chaude. Mes cheveux collent encore et recouvrent mes yeux en grosses mèches déformant ma vision de la salle de bain, le carrelage blanc couvert de saleté, le lavabo trempé, la baignoire presque emboîtée sous ce dernier, tous ces éléments familiers perturbés par les centaines de filaments sortant de mon crane et formant des rideaux. Je prends un peigne et commence à défaire les nœuds , à m’enlever les cheveux du visage, les rassemblant en arrière, et retrouve enfin une vue claire de la salle de bain tachetée ça et là de projections jaunes et gluantes. Je me demande si la texture de mes cheveux est normale et relis encore une fois le mode d’emploi. Après tout c’est trop tard maintenant. Je me sens fatiguée, ouvre le robinet d’eau froide, uniquement le robinet d’eau froide et plonge ma tête dessous. Je n’ai pas encore regardé le miroir. Je reste plusieurs minutes comme ça sans même me triturer le crane. Je me tiens les mains dans le dos et dandine en écoutant l’intermittence du disque d’Adam Green et de l’eau qui rentre dans mes oreilles. Dehors, à travers la petite lucarne ouverte, quelques notes doivent filtrer, accompagnées par l’écoulement de l’eau , et personne n’est là pour les entendre. Comme chaque jour, il n’y a personne d’autre que moi capable de comprendre la beauté du moment, mais après tout j’habite au dernier étage. Si le son pouvait se diffuser sous une autre forme, comme de l’air, à l’intérieur d’un ballon, comme des images plus légères que des nuages, j’enverrai des morceaux de mon quotidien dans le ciel, vers les avions qui passent toutes les cinq minutes, pour que les passagers sourient en les voyant passer par la fenêtre, qu’ils montent plus haut, croisent des oiseaux incrédules et explosent dans l’atmosphère. Mes cheveux semblent avoir retrouvés une texture plus normale, je coupe le robinet d’eau et enfin me croise dans le miroir. Des gouttes coulent sur mon visage et dans mon cou et je ne me reconnais pas. En fait, je ressemble beaucoup plus à la fille aux longs cheveux blonds platine sur l’emballage de la couleur qu’à moi-même. Je vais prendre quelques tartines de confiture de mures et un verre de rouge pour mon petit déjeuner. De retour dans la salle de bain, mes cheveux sont presque secs et ma bouche est écarlate. Je ferme les yeux sous le souffle du séchoir et poursuis les rêves interrompus par le réveil matin jusqu’à être capable d’en inventer de nouveaux sur les mêmes thèmes. Décidément, mon visage ne cadre plus avec l’environnement, je prends du noir, m’en badigeonne les yeux, et me pince la peau de l’avant-bras assez fort pour que des larmes perlent et que le rimmel commence à couler. Je dis au revoir à mon ours polaire et laisse la fraîcheur du matin sécher mes yeux. A pied le chemin jusqu’à mon boulot ne prend qu’une demi-heure. Je dois être au Bar le Kabiline à six heures pour y faire l’ouverture et les premiers petits déjeuners. Je peux prendre mon temps et comme tous les matins, sourire aux gens fatigués qui sortent des bureaux de tabacs, aux punks SDF qui se font réveiller par le soleil et aux prostitués qui raccompagnent leurs derniers clients sur le pas de la porte. La plupart de ces prostitués sont plus généralement des jeunes filles en pyjama qui souhaitent bonne journée à leurs petits amis, et c’est pour ça que je souris, en pensant aux clients matinaux, les travailleurs de nuits, qui font la tournée des entrées d’immeubles pour trouver leur bonheur, des billets en mains et le pantalon pressé et confondent ces jeunes filles transits avec l’objet de leur désir. Ce matin, personne ne remarque le changement chez moi. Je ne croise personne que je connais mais tout de même. Chaque matin je croise des inconnus, chaque matin je comptabilise le nombre de personnes qui répondent à mes sourires, et ce matin, les comptes restent dans la moyenne habituelle. Ils pourraient faire un effort (les sourires vicelards ou remplis de sous-entendu sont automatiquement exclus de la comptabilité). J’utilise la porte de l’immeuble attenant pour pénétrer dans le bar et ce matin, la concierge n’est pas encore debout, elle qui surveille toujours les heures d’arrivées des employés pour mieux faire un rapport au propriétaire du bar, elle n’est pas là alors que pour une fois, il y a quelque chose à commenter. J’allume la machine à café et décongèle quatre par quatre une vingtaine de croissants dans le micro-onde, mettant en place les chaises et les tables dans la salle, bercée par le ronronnement des ondes en action, abandonnant toutes tâches pour aller changer de fournée dès que la petite cloche retentit. Un des cadres accrochés au mur manque, celui de Miles Davis, et il reste quelques éclats de verre sous les tables. Hier soir, il y a encore du avoir des problèmes après le match de foot à la télé, et c’est dans ces moments-là que je ne regrette pas de travailler le matin. A six heures pile, je remonte le volet de la devanture et ouvre la porte. Ça ne change rien, personne n’attend devant, et personne n’attend jamais, mis à part quelque fois Raphaël qui sort de nuits passées à jouer, les cheveux en batailles et serrées dans ses mains, des fleurs arrachées dans un parc ou un jardin quelconque. Il n’est pas là ce matin et les premiers clients ne rentrent pas avant 6 heures et quart, ce qui me laisse le temps de passer le ballet et de laver superficiellement les cuisines. Le mélange habituel de poivrots et de travailleurs s’agglutine autour du comptoir et tous commandent la même déclinaison : un café, un croissant ;un déca, un croissant ;un café, deux croissants, etc. Les habitués ne me remarquent même pas. J’efface les chiffres du tableau et en faisant crisser ma craie, j’inscris les résultats du loto d’hier soir. Un poivrot devient blanc au fur et à mesure que je trace les courbes des chiffres. Il s’approche et se jette à mon cou en criant : « Je t’aime Je t’aime J’ai gagné ». Je lui demande : « Vraiment ? Combien de numéros ? ». Il a les 6 numéros, ce sont ses numéros fétiches. Je lui demande où il a mis le reçu et il répond : « J’ai pas joué, j’ai pas joué. Mais j’ai gagné, c’est mes numéros ». Raphaël arrive quelques heures plus tard, très calme et doux, comme endormi. Ça ne l’empêche pas de rire joyeusement quand il me voit, moi et ma nouvelle couleur de cheveux. Il m’embrasse derrière le comptoir et comme il n’y a personne dans le bar et que le patron n’est pas là, la matinée se transforme en un des nos courts de guitare, je sens que je progresse enfin, et il me dit que je joue certains passages mieux que lui. Moi aux moins, j’ai appris les accords de base par cœur. A midi, mon patron vient prendre la relève et se fend même de dire bonjour à Raphaël, apparemment le fait d’avoir coupé ses cheveux et sa barbe le rend au monde de la civilisation. Je me rappelle ces jours de pluie où il venait me chercher en veste de cuir, le visage noir, la couleur de ces poils de barbe ne différant en rien de celle de sa veste, il n’avait même pas le droit de rentrer dans le bar, quand bien même des types plus pouilleux que lui s’y trouvaient déjà. Mon patron est très protecteur, c’est comme un papa qui te donne de l’argent et te mets, 35 heures par semaine, au contact des pires déchets humains que la terre a pu porter. A cette époque, je sortais du bar avec un parapluie, car Raphaël n’en avait jamais, et nous marchions bras dessus bras dessous jusqu’à ce qu’on atteigne une sandwicherie bio dans laquelle nous mangions, silencieux, entassés sur des tabourets usés, au milieu de la queue des clients trempés. Maintenant, nous pouvons manger au comptoir du Kabiline, c’est presque moins bien, mais aujourd’hui de toute façon nous sommes pressés, après un rapide casse-croûte, pain, hamburger, vin rouge, nous nous précipitons dans les rues, au pas de course pour arriver à temps à notre rendez-vous. Cet après-midi, dans le studio le moins cher qui se trouvait dans l’annuaire, les Narcisses vont enregistrer leur premier single. Nous arrivons essoufflés devant un disquaire dans la vitrine duquel figure déjà une affiche pour les concerts des Narcisses dans les semaines à venir, au milieu de dizaines d’autres affichettes en papier pour des groupes débutants, elle détonne par son rouge, couleur de fond qui excite l’œil et reste imprégnée plusieurs secondes dans votre vision jusqu’à ce qu’elle disparaisse et laisse la place aux lettres noires indiquant les dates et les lieux, pattes de mouches, sang noir sur fond rouge, qui ne peuvent plus vous quitter, définitivement. Mis à part ça, il n’y a rien d’intéressant dans la vitrine de ce disquaire, ancien biker, qui nous accueille sans sourire. Des disques de house, des vinyles de house, et pas grand chose d’autres. La boutique nous paraîtrait même vide si nous n’étions pas rapidement introduit dans le studio qui occupe l’étage supérieur auquel on accède par un escalier en colimaçon pour atterrir directement sur la salle de mixage. Derrière la vitre, Tristan, Lina Bardi et Serge sont déjà entrain de mettre en place et d’accorder les instruments et quand ils me voient, ils ouvrent grands leurs yeux comme si, sachant bien que c’est moi, ils n’arrivaient tout de même pas à réaliser que je puisse être si belle, ou si moche, dépendant du point de vue. Moi, ce que je vois, c’est mon reflet translucide sur la vitre, ma longue jupe serrée noire, ma chemise blanche et ma veste en jean se mariant à merveille avec mes nouveaux cheveux blonds platine et mes yeux tristes, à des millénaires des leurs, joyeux et rigolards. Très rapidement, tous le monde se bouscule, un œil sur la montre qui ne décompte pas le temps, mais bel et bien l’argent économisé pendant des mois, pour lequel j’avais donné plus que ma part. Raphaël remplace Lina et Serge dans la salle d’enregistrement et, à mon grand soulagement, ce n’est pas le biker qui joue l’ingénieur du son, mais un autre type, à peine mieux, chauve et sale. Sans perdre de temps, ils commencent à jouer une première fois Rubbergun dans le vide, finissent de s’accorder en même temps puis, constatant qu’il manque quelque chose, ils la rejouent une deuxième fois, puis une troisième. Enfin, ils demandent au chauve de commencer à enregistrer. Tristan joue de sa batterie comme un musicien jazz qui ferait un solo de 2 minutes 30, frappant toutes les caisses, toutes les cymbales et assourdissant un coup sur trois. Là-dessus, Raphaël répète un riff simple, deux fois en bas, une fois en haut, variant à peine, qui donne un aspect blues à la chanson. Live, ils enregistrent la voix par-dessus, entraînante, excitée et détendue, elle donne envie de danser sur la chanson. La prise effectuée, les micros toujours ouverts, Raphaël pose sa guitare et attrape un tambourin pendant que Tristan quitte sa batterie pour une guitare acoustique. Accompagné du jeu beaucoup plus rythmé et puissant de Tristan, il chante quasiment de la même façon que sur la prise précédente tout en essayant de maintenir le rythme avec son tambourin qu’il évite d’approcher du micro. Derrière la vitre, Lina, Serge et moi regardons ça comme si c’était la première fois, comme s’ils ne l’avaient jamais jouée, alors que seuls quelques secondes de la chanson varient dans les paroles et la façon de jouer, ces mêmes instants qui n’étaient jamais les mêmes dans la chanson, comme les murs amovibles d’une église, un jeu de construction, ces poignées de secondes que le groupe changeait, intervertissait à chaque performance, qui donnaient corps à cette joie perpétuellement renouvelée. Je me demande ce que Serge fait là, lui qui n’y connaît rien en musique, alors que beaucoup de nos amis pourraient nous donner un coup de main pour monter les chansons et y apporter d’autres instruments. Avec l’aide du chauve, les Narcisses commencent le mixage des deux prises précédentes, immédiatement bonnes, et pour leur laisser de la place dans la cabine réduite, Lina et moi sortons. On ne s’attarde pas longtemps dans la boutique, préférant se diriger vers le McDonald à quelques immeubles de là. Nous allons devoir chanter sur un des morceaux à venir, et Lina, qui est une vraie chanteuse, nous emmènent manger des frites. D’après elle, « c’est un truc infaillible pour avoir la voix soyeuse et puissante sans avoir à s’époumoner ». Sur les quelques mètres qui nous sépare du McDo, elle s’allume un joint et assure en rigolant « ça aussi, ça marche ! », et je lui demande si je peux tirer, ce à quoi elle répond, « oui, tiens, et il faut que tu fumes et mange plus que moi, parce que ta voix est plus aiguë et moins entraînée que la mienne ». Au McDo, on se fout de la gueule des jeunes clients et des serveurs, prototypes bâclés d’une jeunesse immobile et battue d’avance, qui ont exactement les mêmes casquettes et les mêmes tronches boutonneuses, qu’ils travaillent dans le fast-food ou qu’ils viennent en acheter la nourriture. Mais un type d’une quarantaine d’années commence à parler à Lina sur le même thème que notre conversation moqueuse, ils rigolent ensemble de quelque chose que je ne comprends pas, et finalement Lina décline son invitation à manger avec lui, nous n’avons pas le temps, et je le trouve bien sûr de lui ce type qui nous invite, devrai-je dire l’invite puisqu’il s’adressait à Lina, après deux mots échangés, et ma surprise se mêle du dégoût quand elle lui donne son numéro de téléphone pour se faire pardonner de ne pouvoir rester. J’oublie tout, nous rions stupidement en mangeant nos frites dans la rue et, de retour au studio, tous le monde n’attend plus qu’elle, elle s’installe derrière son clavier en s’excusant, les yeux dans la brume et le sourire aux lèvres. Le prochain morceau s’appelle Into the Night, c’est une reprise de David Lynch, Angelo Badalamenti et Julee Cruise. Une petite suite d’accords au clavier est enveloppée par une mélopée dans une ambiance qui ressemble aux années 80 mais n’y appartient pas totalement. Tristan bat le rythme avec son poing cognant sur le bois d’une guitare acoustique. Raphaël fait vibrer sa guitare électrique, en fait sortir un petit ronronnement lancinant qui débouche parfois sur un accord bluesy. A un moment, le clavier et le rythme s’arrêtent et Raphaël, qui avait fait monter en puissance le ronronnement de sa guitare la martèle le temps de trois accords très rapides. Jouant debout, il en arrache sa bandoulière et manque de s’écrouler alors que Tristan et Lina reprennent comme au début, accompagnés des soubresauts de la guitare vibrante et saturée. Je sens Serge qui trépigne à mes côtés, je prends ça pour de l’inquiétude quand Raphaël s’écroule et pourtant il me semble bien voir un sourire sur son visage. Après il faut enregistrer la partie vocale durant laquelle Lina et moi sommes censées chanter ensemble et simultanément dans le même micro, l’une à gauche et l’autre à droite. Ils nous laissent nous entraîner pendant qu’ils commencent à mixer la partie instrumentale à laquelle ils rajoutent des sons que Serge a ramené sur son enregistreur et qu’il a apparemment enregistré en compagnie de Raphaël. Avec Lina, les premières tentatives sont désastreuses et Tristan vient nous aider à chanter sur le même rythme, il claque des doigts et nous apprend des trucs de respiration et de pause pour que nous nous arrêtions et repartons en même temps. A nouveau toutes seules pour s’entraîner, on repart dans des crises de rires intenses influencées par l’herbe et une fois arrivées tout au bout de notre délire, jusqu’au noir et au retour de la lumière, on retrouve assez de concentration pour recommencer à chanter, on se tient les mains pour battre la mesure ensemble et on se rapproche de plus en plus du micro, jusqu’à être joue contre joue. Finalement, l’ingénieur du son nous passe le morceau dans les oreilles et on effectue cinq prises d’affilé, toutes sans anicroches. Dès que nous avons fini, ils retournent au mixage derrière la vitre, plus d’une heure s’écoule pendant laquelle Lina me montre comment jouer du clavier et enfin une version finale est obtenue à partir de morceaux de chants de la prise 2 et de la prise 4. Il ne reste plus qu’une heure avant que l’avance donnée ne suffisent plus à assurer les frais du studio, alors sans tarder, le groupe se retrouve dans la salle d’enregistrement pour jouer une reprise de Suffragette City de David Bowie. Malheureusement, le clavier de Lina est subitement en panne : impossible d’en sortir aucun son, ni même de l’initialiser. Le groupe joue quand même le morceau pour une prise unique et pendant qu’il la joue, j’ai l’impression que leurs yeux à tous sont braqués sur moi, je me sens fautive, c’est Lina et moi qui avons bloqué le clavier et Lina venant de quitter le studio, furieuse, j’étais la dernière fautive, celle dont on se rappellerai. En buvant une bière, je frappe la mesure à même la cannette et le son métallique de mes bagues me donne une idée que je m’empresse de leur proposer une fois la prise achevée. Espérant me racheter, agissant comme une illuminée devant le micro le plus sensible du studio, sans rien leur expliquer, je frappe frénétiquement deux de mes bagues l’une contre l’autre aussi vite que possible pour reproduire la rythmique censée être obtenue avec le piano. A travers le haut-parleur, l’ingénieur du son me signifie qu’il a compris où je veux en venir mais qu’il n’est pas convaincu. Pourtant, le groupe parlemente, je n’entends pas ce qu’ils disent, et Serge, empruntant le micro de l’ingénieur du son, m’explique ma dernière chance : au même micro, je refrappe mes deux bagues, trois fois de suite, à intervalle régulier de deux secondes et à partir de cette prise, l’ingénieur va passer le rythme en boucle et l’accélérer jusqu’à l’adapter à la bande déjà enregistrée par Les Narcisses, ce qui, après mixage rapide par l’ingénieur du son pressé de rentrer chez lui, donne un effet formidable et infaillible.
A neuf heures du soir, nous sortons, épuisés, avec deux cd gravés dans les mains : l’un comprend la version finale de chacune des chansons et l’autre restitue l’intégralité des pistes ayant été enregistrées. Dans mon appartement, j’ai un ordinateur équipé d’un graveur et pendant l’heure que j’y passe en compagnie de Raphaël, nous faisons une dizaine de copies de la version finale du single, qui comprend dans l’ordre : Rubbergun (électrique), Rubbergun (acoustique), Into the night, Suffragette City soit l’intégralité des chansons enregistrées, dans l’ordre où elles l’ont été. Nous prenons une douche à tour de rôle, nous relayant à côté du PC, et Raphaël reste de longues minutes à contempler la barre d’avancement de la gravure, la petite flèche rouge avançant doucement en accumulant les pourcentages, il est immobile, la tête entre ses mains, comme s’il était entrain de se regarder lui-même jouant sa musique, montant sur scène, affrontant le succès et le public. A chaque disque atteignant les 100%, c’est une récapitulation des événements de sa vie, liée étroitement à celle du groupe, et en même temps un présage de l’avenir, le lecteur qui s’ouvre, le disque suivant qu’il y introduit, la barre qui recommence à zéro et même quand c’est moi qui m’en charge, il m’observe de loin, regarde mes faits et gestes, la façon tendre dont je m’occupe des disques et récapitule au marqueur leur contenu sur les pochettes. Entièrement nue, dégoulinante d’eau et de mousse, je calligraphie le nom des Narcisses sur la face avant des pochettes, arrondissant le début et la fin des lettres et une fois que j’ai fini, je vais m’habiller, ouvrant mon armoire et choisissant une des tenues vintage que j’ai reçu après avoir posée pour des catalogues de vêtements pour femmes agées. J’enfile un pantalon long, en toile brune, un pull tricoté dans un jaune délavé, un gilet avec des mailles larges, et un bonnet de laine, brun lui aussi, qui me descend sur les tempes, jusqu’aux oreilles, et j’ai l’air surréaliste. Je ne mets pas de sous-vêtements. Quand Raphaël sort de la douche, on s’embrasse et on se tripote, interrompus dans notre course inverse à l’habillage par la sonnerie de mon téléphone portable annonçant que nous sommes attendus. En bas de l’immeuble, Tristan joue le chauffeur avec sa moto et son side-car, sans casque, je monte dedans en pensant que mon bonnet fait illusion et Raphaël s’ajoute derrière Tristan, la veste bombée par les singles précédemment gravés. Ce soir c’est, déjà, la fête de lancement du single dans la villa d’un type que Raphaël côtoyait dans son lycée. En guise de lancement, le disque sera distribué à qui le réclame, les chansons seront mises en téléchargement gratuit sur internet et les derniers cds non distribués, s’il en reste, seront effectivement lancés, mais dans l’air, à l’instar de frisbees s’envolant vers l’inconnu. Ce n’est que la première étape d’une campagne de promotion, qui consiste en gros à vendre le single à la fin des concerts au prix du cd vierge, de les refourguer à tous les disquaires existants qui voudront bien les vendre sur leurs comptoirs, et de faire parler du site sur internet De cette manière, nous espérons totaliser 1000 écoutes, cds et internet mélangés, d’ici deux mois. L’ancien camarade de Raphaël vit dans un petit immeuble de trois étages nommé « Villa Bel Air » et quand on arrive devant l’entrée et que le bruit assourdissant de la moto s’arrête, de la techno se fait entendre des fenêtres allumées au premier étage. Je fusille Raphaël du regard pendant que nous sonnons à la porte et il finit par expliquer que le type n’est qu’une vague connaissance, qu’ils font ça chez lui uniquement parce qu’il est riche, qu’il s’ennuie et que de fait, il pourront faire pratiquement ce qu’ils veulent dans sa maison géante. Un gros blond ouvre la porte de bois qui grince et Raphaël lui saute dans les bras en riant nerveusement et en l’appelant « Patrick ». C’est donc lui. Il paraît qu’il avait beaucoup de succès avec les filles à l’époque, mais la situation a clairement l’air d’avoir changé aujourd’hui. Quand Raphaël se décolle de lui, on entend un bruit sourd qui ressemble à celui d’un scratch que l’on défait, et tous ses vêtements sont trempés de la sueur de Guérin. Nous entrons pour constater qu’il n’y a pratiquement personne que nous connaissons. Lina est déjà là, et je me demande pourquoi je ne suis pas surprise de la voir au bras du vieux du McDonald de cette après-midi. Tristan arrête la chaîne, des huées retentissent de la part des amis de Guérin, des espèces d’imbéciles bien coiffés et mal habillés qui déjà s’apprêtaient à danser en se tenant par les épaules et en levant leurs jambes l’une après l’autre. Tristan enclenche une des copies du single des Narcisses et Raphaël et moi nous isolons dans les toilettes. Les robinets y sont plaqués d’or et je m’appuie sur le lavabo quand il m’embrasse fougueusement, les mains sur mes cuisses. Il entrouvre son long manteau noir et dévoile une bouteille de vodka dépassant de sa poche intérieure, sur la doublure, je remarque la pochette de Turn !Turn !Turn ! des Byrds, toute bleue, accrochée avec des épingles à nourrices. Raphaël évite de me regarder sur les toilettes, nous discutons quelques instants de l’intérêt de la première partie de Chungking Express de Wong Kar Waï, il se regarde dans la glace, reste concentré de longs moments sur son visage, s’approche et s’écarte du verre au ralenti. Il déclare avec une voix d’outre-tombe, « j’ai les yeux qui se mettent à pleurer quand je regarde mon reflet. Qu’est-ce qui peut être plus effrayant ? » tout en se retournant pour constater que je n’ai pas fini et faire rapidement volte face, confus, plus du tout effrayant, presque pathétique. Nous avons déjà fini la bouteille de vodka quand nous sortons des toilettes main dans la main alors que le salon est plein à craquer de connaissances venues faire la fête avec nous. En voyant Raphaël, tous le monde réclame un discours sur fond du 5ème passage en boucle du single des Narcisses. Les mains s’entrechoquent les unes contre les autres et dans ma tête, je n’arrive pas à distinguer à qui elles appartiennent, j’ai l’impression que tous le monde frappe dans les mains de tous le monde, que la main gauche de Pierre Ubik vient résonner dans celle de Serge Nollens et je réalise que c’est peut-être vrai, mais pas forcément. Raphaël grimpe sur une table basse, sans aucune marque de respect, et je m’imagine le cœur du gros qui s’arrête de battre et de propulser du sang dans ses artères pleines de cholestérol. Raphaël parle.
« Voilà votre discours. Dans ma vie, il n’y a eu que deux types de groupes qui ont compté. Le reste, ce n’est même pas la peine d’en parler. Il y a ceux qui copient, qui suivent ou qui refont. Ceux-là appartiennent à des mouvements, ils font une musique similaire à celle des autres groupes de leurs mouvements, et parfois ils se contentent même de jouer exactement comme un autre groupe. Ceux-là, je ne me lasse pas de les écouter sans cesse, j’écoute le modèle, j’écoute le meilleur, et puis j’écoute les copieurs et je trouve ça génial, je peux les écouter en boucle, les mixer avec les originaux, je m’en fous. Ça c’est le premier type de groupes. Woody Allen a dit « Tant qu’à copier, autant copier les plus grands », et ce sont ces copieurs là que j’aime. Cela nous amène au deuxième type de groupe, c’est l’original, c’est la matière que tous le monde va copier, le leader qui va lancer le mouvement. Il y en a peu, mais il y en assez. En demander plus serait tuer leur beauté. Ce sont des groupes qui réalisent peu d’albums, qui vivent ce qu’ils chantent et chantent ce qu’ils vivent, et il se trouve que ça correspond à une part de l’auditeur, une part du quotidien ou une part plus noire. Ce sont des groupes qui nous font changer, de coupes de cheveux, de vêtements, de musiques, de mode de vie, tout ça pour avoir un futur à l’image du groupe. Ces groupes là on les écoute peu et c’est comme une asphyxie, ils sont dans nos poumons et dans notre sang. On finit la gueule ouverte, en complète overdose, tétanisé à l’idée d’y retoucher mais ressassant sans cesse ces vieilles histoires de l’époque où on vivait avec. Voilà. J’ignore quelle sorte de groupe sont Les Narcisses. Finir dans le premier tas m’iras amplement, croyez-moi. Ce que je peux dire, c’est quand je me regarde, je sais que je suis devenu l’idole rock’n’roll d’après laquelle j’aurai bouleversé ma vie. Mais ça ne concerne que moi. » La plupart des gens applaudissent et puis les richards que nous ne connaissons pas commencent à distribuer des exctasys aussi facilement que nous distribuons le single des Narcisses. Des étuis à guitare traverse le salon et les invités les suivent dans un escalier qui mène sur le toit de la villa. Là, les gens s’entassent et un groupe tournant constitué de Raphaël, Tristan, Pierre Ubik et Conroy Maddox s’échange les guitares sur le rebord du toit, jouant plusieurs morceaux que j’écoute sans entendre. Pas l’inverse. Je suis assise à leurs côtés, parfois je reprends les refrains sans même m’en rendre compte. Conroy fait tomber son médiator dans la rue. Nous le regardons tous les deux virevolter dans la rue, nous sommes seuls en cet instant, et j’ai l’impression que nous partageons un secret. Il me murmure, « souvent j’aurai envie de le rejoindre. Là, j’aurai envie de le rejoindre. Le suivre de la même façon, tourbillonner dans le vent, tout doucement, et puis m’écraser si fort que j’en mourrai ». Je lui réponds « Tu n’as même pas idée » et je disparais dans mes pensées. J’avais 6 ans quand je suis tombée de la fenêtre de ma chambre. C’est mon tout premier souvenir, le seul qui ait survécu aux années. Il n’y avait que deux étages, et c’était beaucoup pour une petite fille. Je m’étais mise debout sur une chaise contre la fenêtre et en me penchant trop, je suis tombée la tête la première. Ça a durée deux secondes, je me souviens de voir le sol s’approcher au ralenti, un peu sombre, un peu flou, et puis tout à coup, au moment de toucher terre, l’image s’est éclairci, j’ai tout vu, mon champ de vision était à 360°, j’ai vu la rue, les voitures, les passants qui me regardaient effrayés, ma mère qui passait la tête derrière moi à la fenêtre, le ciel bleu et parfait au-dessus d’elle, et le buisson qui allait amortir ma chute. Je m’en suis sorti avec quelques égratignures et des points de suture sur le front. Parfois, quand Raphaël touche la cicatrice, ça me donne un mal de crane d’enfer, j’ai l’impression qu’il se propage par mes os. Raphaël me prend la main et nous partons de la scène improvisée, nous rentrons dans la villa et nous trouvons à l’étage inférieur l’entrée d’une terrasse plus petite, plus discrète et vide. Au-dessus de nous, les invités, nos amis n’ont qu’à regarder en bas pour nous voir tous les deux entrain de nous déshabiller. Ignorant que nous sommes là, ils ne le font pas.
Je lui dis : « Je me sens mal ici, je suis pas à l’aise »
Il me répond, roulant ses yeux sur le côté, « Alors on y va » et ses phares-yeux s’allument, sa bouche m’aspire la langue. La fumée stagnante, les bruits des guitares et les voix se martelant doucement fondent l’un dans l’autre jusqu’à n’être plus qu’une matière molle malléable à merci par les glissements de nos mains, de nos peaux contre peaux, râpeuses comme une bulle de savon contre du papier à poncer. Encore, dans les moments calmes, ils sont tous là, Tristan, Pierre Ubik, Conroy Maddox, Serge Nollens et le gros Patrick. Ils se penchent vers nous comme ils l’avaient fait vers le buffet de l’apéro et alors je sens la perte de mes doigts, mes ongles poussant, entrant dans les os de Raphaël par son dos. Dès que s’active son réflexe musculaire, ils s’évanouissent avec la caravane du cirque et tout comme l’enfant Louise, je sais bien qu’ils reviendront l’année prochaine, au même endroit, pour recommencer à se maquiller et se déguiser. Des notes de piano commencent à circuler dans l’air et en fait, je peux presque les voir : je ne discerne pas la musique, non, ce sont les touches, pressées par magie, qui flottent et nous entourent dans un ballet énergique en noir et blanc, de plus en plus, s’amassant jusqu’à ce que je puisse sentir le froid des lumières contre ma peau, et les touches sont des milliers maintenant, actives sans être activées, la même mélodie se chevauchant, nous chevauchant, pénétrant nos corps, bombant nos artères, aussi vite et aussi fort que le cœur d’un coureur cycliste. Elles trouvent leurs voix et je les vois passer dans les yeux de Raphaël, avec la certitude qu’il peut lui aussi les voir dans mes yeux. C’est fini.
Peut-être que nous restons là des heures ou peut-être que nous remontons immédiatement. La soirée disparaît à vitesse grand V au fond de ma mémoire, si rapidement que je n’ai pas le temps de la vivre. Raphaël rejoue de la guitare et finit à moitié nu au milieu des invités, pointant le manche de sa guitare vers le sol, vers les filles qui lui plaisent, contre la tempe de tous les garçons qu’il voit. Pour une raison ou pour une autre je me mets à parler avec Serge. Il croit que je le drague, il se donne des airs désabusé et intelligent et je décide de le draguer pour de bon cette fois histoire de faire disparaître cette drôle d’expression qu’il a toujours, mélange d’ennui, de méchanceté et de timidité. Le jour commence à poindre et Raphaël veut aller manger avec des filles asiatiques qu’il a rencontré dans la soirée, elles jurent connaître un restaurant de yakitori ouvert dès 6 heures du matin. Il me demande de venir mais je ne préfère pas manger après ce genre de nuits. Je laisse Serge me raccompagner à pied jusque chez moi, il n’y a rien de tel qu’une petite heure de marche pour avoir de nouveau les pieds sur terre et être en pleine forme. Il ne fait que me parler du groupe, de Raphaël. Je le laisse monter chez moi pour se rafraîchir un peu et dans le minuscule ascenseur démodé, je l’embrasse bêtement, il s’éloigne de ma bouche immédiatement et y retourne après m’avoir regardé au fond des yeux. Nous regardons le dvd de Drugstore Cowboy, ensuite nous faisons l’amour sur les couvertures de mon lit, il ne sent pas la lessive comme les autres garçons, plutôt des effluves de peinture et de bois moisi, au moment de jouir, il me dit « Je t’aime, je t’aime ». A un moment, je me demande s’il connaît même mon nom. Et puis nous dormons, ou plutôt fermons les yeux une petite demi-heure, il se lève, se rhabille et ne trouve pas ses chaussures. Je lui dis d’emprunter celles de mon frère dans l’armoire, il me les rendra quand j’aurai retrouvé les siennes. Je n’ai pas de frère, et il m’embrasse sur les deux joues en partant sans dire un mot. Ce sont les chaussures de Raphaël.
 
Roman Rock ou l'histoire d'un groupe inconnu vu par les yeux d'un fou, inspiré par The Libertines, Pete Doherty, le jazz new orleans et tout un tas de trucs.



ARCHIVES
Oeuvre Complète /

Lecteurs, pour témoigner de votre sympathie et critiquer, éditeurs, pour me contacter,
Ecrivez-moi
Et visitez mon blog permanent : Beg / Steal / Borrow

Lu et refusé par :

My Photo
Name:
Location: Mulhouse, France


Powered by Blogger hit tracker
Creative Commons License
Cette création est mise à disposition sous un contrat Creative Commons.
referencement gratuit
référencement gratuit
publicité internet



Référencement gratuit

Annuaire de blogs - Horoscope

Guide Annuaire

Barbeblogs