Manuel de Cristallographie
  Chapitre 9
Milles personnes croyaient aux fées. C’est assez incroyable, milles personnes, milles vies, milles façon de voir, milles réveils au matin, milles sommeils la nuit. Et ce n’était que le début. Il y en aurait d’autres, par paquets, des enthousiastes, des sauteurs, des fumeurs de joints, ceux qui essayeront de monter sur scène et se feront jeter par la sécurité, ceux qui plus au fond resteront immobiles les yeux fermés, ceux qui auront des t-shirts imprimés du visage de Raphaël, ceux qui revendront des places à l’entrée de la salle. Ils étaient déjà tous là, entassés dans la plus grande salle de concert à l’intérieur de laquelle Les Narcisses avaient eu l’occasion de jouer. A ce sujet, je me rappelle une phrase prononcée par Raphaël, entre deux chansons, pendant que Tristan quittait sa batterie et accordait une guitare. Il disait, en sueur, si exalté qu’il devait s’agripper au micro pour ne pas tomber, planté au milieu d’une scène immense sur laquelle Les Narcisses avaient éparpillé leurs instruments qui atténuaient l’impression de vide, pendant que le public lançait des cannettes de bière, des boulettes de papiers et quelques fleurs éparses, il disait : « Quand il faut que je me lève, que j’entre sur scène, j’ai toujours cette impression de stress immense qui me prend entièrement et me retire le contrôle de moi-même. C’est le trac. Je ne peux avancer. Alors je pense à ces chansons, si personnelles, que je vais jouer, je les ai tellement répétées qu’elles en deviennent automatiques, si bien qu’elles peuvent me faire redevenir moi-même, seul au milieu de vous tous, il n’y a plus de scène, ni de groupe. Juste moi, avec une guitare. Ensuite, juste les souvenirs que ça m’évoque ». Un tel monologue, prononcé dans un chaudron comme celui-ci, à l’exact moment où, de quelques pièces acoustiques, Les Narcisses allaient passer à leur version électrique de Shangri-La, paraissait très étrange et je me souviens que, comme je me promenais dans le public avec mon enregistreur, un grand silence se fit, les spectateurs n’y comprenant rien, et si jamais ils avaient entendu ce qu’il avait marmonné, et rien n’était moins sûr, alors ils ne saisissaient pas le fait qu’il le dise ainsi, sur une scène, de but en blanc, sans cohérence. Je commence à me demander s’il n’a pas plutôt prononcé ça dans la conférence de presse à laquelle j’assistais quelques minutes avant le concert. Ça m’intrigue tant que je suis obligé de fouiller dans mes différentes bandes jusqu’à retrouver celle du concert, et d’entendre, effectivement, sa voix faire surgir cette phrase de nulle part. Dans l’après-midi qui avait précédé ce concert, je regardais la vidéo de Camille Goemans pour la première fois depuis près d’une semaine tout en réécoutant quelques enregistrements live au hasard. J’essayais de saisir sa voix, de savoir de quelle façon elle pourrait parler, comment elle pourrait articuler, afin de pouvoir me resservir de cette voix à l’infini de la même façon que je me servais de son image sur la vidéo. Après plusieurs heures, il me sembla que Camille devait avoir une voix aiguë, claire et féminine, à l’inverse de celle de Louise Champagne qui résonnait dans sa gorge et s’épanchait lentement dans l’air. Au téléphone, Raphaël m’annonça que j’étais invité à Londres avec le groupe pour une série de concerts. J’ai répondu par l’affirmative sans même penser aux conséquences qu’aurait le fait de quitter ma chambre d’hôtel et de partir à l’inconnu. Il était prévu que le voyage à Londres dure un mois. C’est tout ce dont je me rappelle avoir entendu car je regardais simultanément la vidéo de Camille, j’imaginais sa voix, et au fur et à mesure que Raphaël me parlait, j’imaginais un dialogue entre eux deux, je les imaginais côte à côte, puis l’un en face de l’autre, main dans la main, et puis je les imaginais au lit, je les imaginais vieillards dans une retraite au fond d’une forêt, je les imaginais affronter des aventures incroyables et terrifiantes. Je n’écoutais pas Raphaël. J’acquiesçais à mes propres songes. Dans toutes les recherches que j’avais effectuées, je n’avais jamais réussi à mettre la main sur une photo de lui et de Camille ensembles. J’avais demandé à Louise, j’avais fouillé dans les affaires de Raphaël. Personne ne semblait en avoir connaissance. Pourtant, j’étais sûr qu’il en existait. J’étais prêt à tuer pour l’avoir, j’étais prêt à revendre mon enregistreur, à torturer Raphaël jusqu’à ce qu’il avoue où il avait pu la cacher. J’avais fait de cette photographie la quête ultime en sachant bien que la trouver signifierai l’accession à la béatitude, j’étais même prêt à laisser tomber mes relations privilégiées avec Les Narcisses, tous ces concerts et tous ces disques, rien que pour l’avoir. En fait, une fois que je l’aurais eu, je les aurais laissé tomber de toute façon. Je me serais enfermé quelque part avec tous les vivres nécessaires et j’aurais attendu de vieillir. J’aurais recommencer à attendre que la mort vienne me chercher. Pour elle, j’aurais eu une offrande qu’elle n’aurait su refuser, un appât qui a coup sûr l’aurait fait sonner à ma porte, pleine de déférence et de courtoisie : la beauté d’une morte. Au fond, pensai-je, j’étais sorti de ma retraite pour trouver cet appât et pour rien d’autre, parce que je ne pouvais réussir sans lui. J’étais obsédé par le morbide, par la mort de Camille Goemans et la mienne. C’est pour cette raison-là que le visage de Louise m’avait, d’un coup d’un seul, excité. Il y avait quelque chose de la mort dans son regard. Elle avait monté un groupe avec Lina Bardi et Conroy Maddox, ils se faisaient appeler Johann Rep. De son côté, Simon Kick, déprimé, avait tenté de se suicider et avait atterri en prison après avoir voulu forcer un pharmacien, sous la menace d’une arme, à lui préparer un mélange mortel de médicaments. La police était arrivée à temps et le pharmacien, compréhensif, n’avait pas donné suite à sa plainte. Dès sa sortie, Simon Kick auditionnait des musiciens pour remonter les Kicks. L’image du pharmacien, obligé de tuer quelqu’un pour ne pas mourir, est irrésistible. S’il ne prépare pas de quoi permettre à Simon de se suicider, il est mort. S’il le prépare, il a une mort sur la conscience. Et Simon qui, trop peureux pour se donner la mort de lui-même avec ce que ça implique de volonté et de douleur, est prêt à tuer quelqu’un pour qu’il le fasse à sa place. Cette histoire offre une drôle de résonance avec la mienne et si j’étais moins sérieux, c’est le genre de chose que j’aurai pu faire. Johann Rep passait en première partie des Narcisses durant ce concert gigantesque pour les deux petits groupes qu’ils étaient. C’était la première fois que Louise allait se produire sur scène, elle jouait de la basse dans le groupe, Conroy Maddox était le guitariste, Lina chantait, jouait des claviers et mettait en place la beat box qui faisait les percussions. Dans le coin de la scène, attendant de rentrer, son visage était tétanisé. Elle avait retrouvé ses cheveux noirs et les tenait tirés dans une queue de cheval qui faisait ressortir la proéminence de son crane et la pâleur qu’avait pris son visage à cause de l’anxiété. Comme la climatisation soufflait à cet endroit-là, elle portait un coupe-vent et grelottait en se soufflant dans les mains, plus, j’en étais sûr, transis de peur que de froid. Ce que l’on remarquait le plus, c’était ses yeux. Ses sourcils s’étaient comme effacés pour ne pas déranger la vision des deux amandes, démesurément grandes, à l’intérieur desquels les pupilles, complètement dilatées, étaient très légèrement asymétriques. Elle ressemblait à une rêveuse éveillée, un peu comme si, hors de son corps, elle se voyait agir, avoir peur, monter sur scène, sans avoir aucun contrôle sur ses actions. Le reste, le premier concert de Johann Rep et ce qu’il y advint, je ne le vis pas parce que j’étais backstage à discuter avec Tristan des Narcisses. Ma volonté première avait été de chercher Raphaël et de lui demander ce qu’il ressentait avant son plus grand concert, mais il était assis en tailleur sur le bord de la scène, à la vue de tous, regardant en solitaire jouer Johann Rep, scrutant tour à tour Louise puis Lina. Le concert des Narcisses, lui, fut un de ces moments dont on peut affirmer avec cette certitude qu’il fait parti de la vie, en comparaison avec tout ceux en demi-teinte, les moments d’attente, les moments de frustration. J’avais, presque flottant dans le public, ressentit une émotion aussi forte que la première fois que je les avais vus sans savoir qui ils étaient. D’une manière totalement époustouflante, ils n’avaient pas manqué leur premier rendez-vous avec la gloire et ce soir-là ils jouèrent une set-list impressionnante de 17 titres. Les Narcisses s’étaient isolés et préparés à ce concert pendant des semaines en travaillant tout spécialement à des nouveaux morceaux bien plus qu’aux habituels numéros qu’ils jouaient de toute façon tous les soirs. Ainsi le concert s’étendit sur 1 heure 15 durant lesquels Raphaël et Tristan se débattaient contre eux-mêmes pour arriver à aligner :
Rubbergun (Les Narcisses)
Corpus Delicti (Les Narcisses)
Traces to nowhere (Les Narcisses)
The Last Evening (Les Narcisses)
Drive with a Dead Girl (Les Narcisses)
Suffragette City (David Bowie)
Into the night ( David Lynch, Angelo Badalamenti, Julee Cruise)
Acadia (Les Narcisses)
Les Papillons Noirs (Les Narcisses)
Shangri La ( The Kinks)
Quimper and Me (Les Narcisses)
La Chapelle Rouge (Les Narcisses)
Infernow (Les Narcisses)
Sherilyn Fenn (Les Narcisses)
Sous tes vêtements (Les Narcisses)
The Wakefield Tower (Les Narcisses)
Curtana (Les Narcisses)
Ce fut un succès acclamé par la salle et par une bonne partie de la presse musicale indépendante. A la fin du concert, alors que la salle était vide et que j’aidais à ranger le matériel, Raphaël s’enquit de ma réaction face au concert, ce à quoi je répondis, aussi exalté et époustouflé que je pouvais l’être : « C’était le meilleur moment de ma vie entière. Il existe des moments comme ça où on est obligé de se dire ‘Ok, ok pour les mauvais trucs, ok pour la douleur et la tristesse. Et tant pis si je suis un abruti. Mais ça, ça méritait d’en arriver là pour le vivre’. Voilà ce que c’était pendant une heure et quart. » Et il sembla vraiment honoré de ce que je venais de lui dire. Il mentionna qu’une heure et quart était la durée de tout bon film comique en noir et blanc comme ceux des Marx Brothers et que de fait, cela devait convenir à des jeunes qui voulaient passer du bon temps. Déjà, il n’était plus le même. Il n’était plus celui qui sur scène, sur le côté pendant Johann Rep et dans les coulisses avant le concert, transpirait, buvait et se jetait dans mes bras en sortant de scène comme il l’avait fait avec toute la bande. Après ce moment là, il avait changé, comme dissout dans nos bras et sur nos vêtements, il était redevenu Raphaël Dermée, calme, justifiant ses actes, précieux et déterminé. Sur scène, il était une furie nommée Raphaël Narcisse, il était sans gêne, il maîtrisait tout et tous le monde, il dictait ses mouvements à une salle de 1000 personnes, d’un geste il faisait s’arrêter la batterie de Tristan, il n’était pas musicien, il était la musique. A un seul instant, quand il prononça son petit monologue déplacé sur le trac, il était redevenu Raphaël Dermée et la foule l’avait immédiatement ressenti, elle ne savait plus quoi faire, les jeunes se regardaient pour savoir quoi hurler, qui pousser, de qui faire leur nouveau leader. Raphaël avait retrouvé son statut d’apprenti, apprenti musicien et apprenti homme, il était un adolescent, il redescendait dans le public et s’habillait d’un t-shirt à sa propre effigie. Un peu effrayé par ce qu’il se passait dans la salle, il baissa les yeux pour mieux voir sa guitare et Les Narcisses entamèrent Shangri-La. Quand il eut à relever la tête à nouveau, la salle était sienne comme si rien n’avait changé. A travers cet amas de chansons punks, de danses gitanes et de morceaux de comptines à peine finies, il se débattait pour avoir le contrôle, il regardait la salle et chacune des milles personnes avait l’impression qu’il les regardait personnellement, il leur donnait l’impression qu’ils étaient importants s’ils pouvaient assister à un tel spectacle et pareil à tous les autres, je me suis fait avoir. Il était extraordinaire, chacun de ses mouvements paraissait étudié, ses poses et son visage semblaient bien plus réel que nos propres vies et nous étions persuadés de vivre un moment d’Histoire et très certainement nous aimions Raphaël, nous l’aimions plus que nos familles et que nos copines, bien plus que nous-mêmes, que la télévision et que le Président, que le football et nos jobs. Il nous offrait l’illusion que le monde pouvait durer, que l’avenir pouvait exister et que le lendemain ne serait pas anecdotique. Devant moi, pliant des câbles de guitares, ce n’était plus le même. Je n’aurai pas osé parler à Raphaël Narcisse mais quand même, j’aurai payé cher pour le faire, tandis que je complimentais et plaisantais avec Raphaël Dermée sans même me poser une question. C’était un de ces drôles de paradoxes que j’avais appris à repérer en pénétrant le monde de la musique. Le fait d’être sur scène brûlait toute son énergie et une fois backstage, le concert terminé, il était de plus en plus extenué au fil des soirs. Il n’y avait plus d’étincelle dans ces yeux, plus d’aura autour de lui. Il devait sans doute ressembler ainsi à l’adolescent qu’il était seulement quelques années auparavant. Le concert constituait la première apparition de bon nombre de chansons. Parmi elles se distinguait une bonne poignée qui aurait fait de futurs singles à succès : Curtana et ses rythmiques dansantes à la guitare acoustique évoquait le jazz manouche sur fond de destin à la Dostoïevski ; The Last Evening était évidemment une ballade apocalyptique dont chaque accord supplémentaire amenait vers la destruction ;Les Papillons Noirs, presque parlée, formait une poésie surréaliste accompagnée par la guitare acoustique de Tristan ; et Sous Tes Vêtements, chanson rock parfaite, provoquait à coup sûr des œillades coquines pendant que les garçons et les filles remuaient. A côté de cela, des fragments de chansons encore en constructions dans le genre de Drive with A Dead Girl, La Chapelle Rouge et Sherylin Fenn permettaient au public de respirer et au groupe d’essayer de nouvelles combinaisons et de nouveaux styles. Durant Into The Night, Johann Rep dans son entier se joignit aux Narcisses pour réitérer la version parfaite du single, Lina et Louise accrochée au micro au-dessus du clavier, Conroy Maddox à la basse, l’ensemble sonnant confusément et pourtant cela restait une communion confuse, presque effrayante, à laquelle le public se joignit impressionné par les lumières qui toutes avaient été éteintes pour ne laisser que la raie blanche d’un spot qui éclairait un endroit vide de la scène. Les morceaux électriques, Traces To Nowhere, Infernow, succédaient aux morceaux acoustiques, Acadia, The Wakefield Tower, jusqu’à ce que, durant Curtana, Raphaël invite le public à monter sur scène, ce qu’ils firent sans problème profitant de l’absence d’une fosse de séparation entre la salle et la scène, et je faisais moi-même parti de la bonne cinquantaine de personnes qui dansèrent dans un désordre de fumée et d’accolades.
Bien plus tard alors que tous le monde se dispersait dans les coulisses et que l’atmosphère devenait pesamment calme et silencieuse en comparaison au concert, Raphaël m’invita à le suivre lui, Tristan et Pierre Ubik dans un taxi appelé dix minutes plus tôt. La rue derrière la salle de concert était plongée dans la pénombre et au sol, un amas de détritus, gobelets plastiques et emballages craquait sous nos chaussures. Je me rappelle que c’était une de ces nuits où l’on pouvait apercevoir les étoiles à travers l’épaisse couche de pollution qui surplombait la ville.
Le taxi suivit les avenues pendant de longues minutes, il se faufilait entre les voitures et les piétons et dissolvait lentement les lumières des trottoirs. Raphaël m’avait dit que je connaîtrai «le secret de Corpus Delicti », alors j’avais pris mon enregistreur et de quoi noter, ne sachant pas à quoi m’attendre. Durant le trajet, lui et Pierre Ubik chantaient la chanson a cappella dans le taxi, et criait aux filles sur le trottoir à travers la fenêtre ouverte, la première phrase de la chanson : « Chuut ! Nous sommes un secret ! ». Nous arrivâmes dans un hall discret, à l’intérieur d’un immeuble ancien, après que le taxi, transformé en jukebox ambulant, eut reçu un gracieux pourboire. Raphaël sonna à une petite porte au deuxième étage, tout ce qu’il y avait de plus normal, mis à part que sur la sonnette était inscrit « Corpus Deliciti » sur fond bleu. Je remarquai que les doigts de Raphaël était très abîmés, la peau sèche et les extrémités noircies comme par l’encre d’un journal. Tous le trajet, il avait eu les membres engourdis et boitait une fois hors du taxi, sans doute encore tendu par l’électricité du concert. Il avait raison, cet appartement ressemblait dans son entier à la chanson : après un couloir sombre entouré de vieux tableaux grivois et de portraits en noir et blanc d’hommes aux barbes grises, un grand salon accueillait les invités et la première chose qui frappait, c’était la cheminée énorme qui trônait au milieu du mur, des flammes consumant des déchets de bois et menaçant de lécher les murs tapissés d’un rose sombre qui virait au rouge sanglant selon l’angle d’où on le regardait. Ce n’était qu’après la vision de la cheminée que l’on se rendait compte qu’il y avait peut-être trop de jeunes filles pour que ce soit normal. Il y en avait près d’une dizaine reparties entre les différents fauteuils, toutes en peignoirs ou robes de chambre en dentelles. Des rousses, des blondes, des brunes, la vingtaine à peine, souriantes ou boudant, les lèvres apprêtées, les cheveux défaits, elles parlaient entre elles, semblaient s’amuser et disserter philosophie en écoutant de la musique classique qui suintait d’un très vieux phonographe. Elles ne firent pas spécialement attention à nous, à peine un regard du coin de l’œil. Je ne voulais même pas demander à Raphaël de quoi il s’agissait. Je n’osais pas. Je le regardais et je me rendais compte que durant le peu de temps où je ne l’avais pas observé, il s’était métamorphosé. Je reculais de quelque pas pour me rapprocher de Tristan. Tous, nous posâmes nos affaires dans une pièce attenante, vestes de cuir, chapeaux mangés par les mites et une femme plus âgée que les autres nous accueillit discrètement, serrant la main à tous le monde, embrassant Raphaël sur les deux joues et lui parlant à voix basse. Tristan surpris mon regard et me signifia, rien qu’avec ses yeux, que tout irait bien. Raphaël fut le premier à aller dans le salon et, allumant une cigarette, se mit à parler avec les filles comme si de rien n'était, comme s’il était l’invité lambda d’une soirée normale. Nous le suivirent, je fis celui qui comprenait tout. Tous le monde se mit à discuter et Raphaël sortit une guitare et joua des morceaux sans cohérence, des extraits, des mélanges, des paroles, sans arrêt. Durant son numéro, il commença à fixer avec assistance une rousse qui réussissait discrètement à se rapprocher de plus en plus de lui. Quand elle fut assise à ses côtés, il se leva et la guitare d’un côté, la fille de l’autre, il alla dans une autre pièce. De là où j’étais, je pouvais entendre qu’il recommençait à jouer, de manière un peu plus cohérente cette fois, sa voix me parvenant en murmures. Je trouvais quelques sujets à débattre avec une grande blonde aux bras presque masculins qui m’interrompit pour me dire « On va faire l’amour ? ». A ce moment-là, je reconnus la rousse de Raphaël qui revenait dans le salon, le regard perdu, les yeux liquides, elle traînait des pieds et ne savait où se mettre. J’allais à sa hauteur et sur le même ton que la blonde me l’avait proposé, je la défiait : « On va faire l’amour ? ». Elle dit « Oui » et m’attira dans un dédale de portes. On le fit après avoir fumé de l’herbe dans un lit à baldaquin. Elle disait que son nom était Sun Green et bien sûr ce n’était pas son vrai nom. Elle était vraiment timide quand elle faisait l’amour alors qu’avant et après, c’était sa certitude qui frappait. Elle s’endormit dans mes bras quand nous étions nus sous les draps de satin et je ne pouvais pas fermer les yeux. Tout ce que j’avais en tête, c’était Raphaël. La façon qu’il avait d’être double, son front qui se tendait quand il jouait de sa guitare, son sourire et son rire omniprésents. Le plus délicatement possible je me libérais de Sun Green et retournait dans le salon. Il n’y avait personne. Je poussais un fauteuil et en caleçon, je m’asseyais devant le feu de la cheminée qui s’éteignait peu à peu. Je restais là à flotter entre le sommeil et mes pensées. Je voulais vraiment dormir, je voulais rêver, et je le voulais tellement que je n’y arrivais pas. J’entendis une voix derrière moi. « Qu’est-ce que tu fais là ? ». C’était Raphaël. Il s’assit près de la fenêtre et bailla.
- Je n’arrivai pas à dormir.
- Ah oui, avec Sun, c’est difficile. Elle s’accroche toujours trop quand elle dort, et plus la nuit s’écoule, plus elle te serre. Tu as du partir tôt pour avoir réussi à t’échapper.
- Toi aussi, tu es parti tôt, non ?
- Non pas vraiment. Je lui ai juste joué une chanson que j’ai écrite pour elle. C’est une chouette fille.
- Alors avec qui tu as passé la nuit ?
- Avec la seule femme qui t’ai serré la main.
- La vieille ?
- Je ne serai pas si critique, s’esclaffa Raphaël. Elle est superbe. Elle n’a que 40 ans. Elle a vécu tant de choses. Elle connaît tant de choses. Je la connais depuis quelques temps maintenant. Ça fait plusieurs mois que je viens ici, au Corpus Delicti. C’est physique. Bien sûr que c’est physique, mais il y autre chose. Beaucoup plus. Même si c’est dans le non-dit.
- Ce n’est qu’une pute, non ? Que du sexe ? Tu recherches autre chose là-dedans ?
- Oui pourquoi ? Faire l’amour avec elle, passer la nuit dans ces bras, comme tu viens de le faire avec Sun, ce n’est pas plus horrible que faire tout ça avec quelqu’un qu’on aime pas. Avec juste une chose que l’on a rencontré quelque part et que l’on ne reverra plus jamais une fois la nuit passée.
- Pourquoi, tu aimes cette femme ?
- Je suis amoureux de toutes les filles ici. C’est un amour étrange bien sûr. Ce n’est pas le premier qui me serait venu en tête il y a quelques années. En fait, je les aime comme on aime des amies. Le sexe en plus. Il y a une différence entre toi et moi : moi j’y crois. Quand je vais vers une de ces filles, je crois vraiment l’aimer. C’est peut-être vrai, c’est peut-être faux. Tant pis, on s’en fout. A l’instant précis où ça arrive, je les aime. Mais pour toi ce n’est que du sexe.
- Je n’ai jamais aimé personne je crois. A aucun instant.
- C’est bien ça la différence. Moi depuis que Les Narcisses existent, j’aime tous le monde, j’aime tous ceux que je rencontre, que je ne connais pas, j’aime ceux qui me regardent et me parlent. Je les aime quelques instants et puis je les oublie. Et quand je les revois, quand nous passons des moments ensembles, je les aime à nouveau. J’aime tout ceux qui m’offrent du bonheur.
- Ça n’est pas ça l’amour. C’est trop facile de dire que c’est ça l’amour et de me traiter d’insensible.
- Détrompe-toi, c’est ça l’amour. Il n’y a pas d’autre amour. Si tu attends l’amour profond, l’amour unique et exempt de défauts, alors je vais te confier un secret. Ce genre d’amour là mène au désespoir, qu’il se réalise ou non. Et je ne dis pas que le désespoir est mauvais, je te préviens simplement. Crois-moi..
- Je ne suis pas désespéré.
- Si tu l’es, je peux le lire sur ton visage, je peux le lire dans ce que tu écris sur moi. Parce que moi aussi je suis désespéré. Moi aussi je n’aime personne. Mais ça, c’est si je pense comme toi, si j’ai ta vision du monde. Je vais t’expliquer un truc : l’amour, c’est le fragment. L’amour c’est ignorer, partir, regretter et recommencer. Toi tu ne veux pas regretter, tu n’accepte pas ça, tu ne retiens que les mauvais souvenirs pour mieux vouloir les oublier. J’étais comme toi. Je pourrai être comme toi, si seulement en moi il n’y avait pas ce quelque chose qui me force à vivre. Comme un cœur qui ne veut pas s’arrêter de battre, comme quelqu’un d’autre qui me remplace, et qui ne me laisse vivre que le matin au réveil, le moment où je me rends compte de ce que j’ai vécu et fait la vieille. Je suis un simple spectateur de ma propre vie. Ça je l’ai découvert par accident, il y a quelques temps.
- Le vrai toi-même, c’est quand tu es sur scène
- Peut-être, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est qu’il y a le pouvoir de la guitare. C’est le trait d’union entre la solitude et l’exaltation. Souviens-toi de ce que j’ai dit sur scène ce soir. Les deux personnes qu’il y a en moi s’entendent grâce à la guitare. Grâce à elle je suis un et indivisible. Je vis ma vie, je fréquente des gens, je leur joue de la musique, j’écris des poèmes, je couche avec des filles, et quand je fais ça, je me force à croire que l’avenir existe. Je me force à oublier que le lendemain, je devrai me réveiller.
- Alors, c’est que tu ne regrette pas.
- Si, je regrette. Je me force à regretter. Je me force à quitter les filles avec qui je couche, je me force à avoir de nouveaux amis tous les soirs, à écrire sans cesse de nouvelles chansons. Comme ça je peux regretter les amours perdus, les amis oubliés et les chansons disparues. Parce qu’à embrasser trop longtemps, l’amertume prend le dessus et l’on remarque combien chaque être humain est semblable et laid.
- Donc, si je te suis, pour aimer, il faut être superficiel et rechercher le superficiel en toute occasion.
- Tu ne me suis pas. Il faut, et c’est à toi de le décider, il faut rechercher le regret. Il faut aimer de toutes ses forces, le plus sincèrement possible, pour mieux pouvoir se forcer à partir et à abandonner. Et là, tu regrettes. Tu te fais une vie de regrets au lieu d’une vie comme la tienne, une vie d’oublie. Moi, je connais les amours parfaits. Ce sont tous mes regrets.
- En venant ici, j’essayais d’oublier Sun, la façon qu’elle avait d’être aux petits soins avec moi.
- Nous sommes si proche, toi et moi. C’est pour ça que la première fois qu’on s’est vu, tu voulais écrire mon autobiographie. Nous vivons les mêmes choses. Sauf que tu ne sais pas comment réagir. N’oublie jamais cette nuit avec Sun. Au contraire, glorifies-en le souvenir. Couche avec les autres filles et continue à la voir. Et si tu ressens le besoin de connaître mieux Sun, de la voir autre part que dans le cadre du Corpus Delicti, alors ne reviens plus. Pars et garde en toi ce que vous avez vécu. Imagine la au lieu de la voir. Et continue ta vie. Tu seras toujours déçu sans ça. La vie n’est faites que de souvenirs, autant s’y faire, autant les apprivoiser.
- Ça semble si facile. J’aimerai pouvoir le faire.
- Ecoute-moi bien, toi, moi, et tous ceux qui font l’entourage du groupe, nous vivons dans un univers spécifique. J’appelle ça les morceaux de la République Invisible. Nous sommes hors du monde réel, nous avons nos propres règles, nos propres lois. La République Invisible des années 60 a explosé. Les autres ne nous connaissent plus, alors il faut les ignorer. Il n’y a plus de révolution. Il ne s’agit pas d’imposer nos règles aux autres. Il s’agit d’arriver à vivre le mieux possible et de trouver les autres morceaux de la République, ceux qui s’ignorent, ceux qui se perdent dans le monde réel, pour éviter qu’ils ne meurent de désespoir et que les cendres de la République ne disparaissent à jamais. Tu étais un de ceux-là, même si tu étais sans doute le moins évident à découvrir.
- C’est moi qui vous ai découvert, pas l’inverse.
- Non. Tu nous a vu jouer et ça a éveillé des mécanismes en toi que tu ne connaissais même pas. C’est pour ça que nous jouons tous les soirs, que nous écumons tous les bars. Pour toucher les républicains les plus cachés. Pour les réveiller, leur faire passer le message. Tu as l’impression de nous avoir découverts mais c’est nous qui t’avons trouvé.
Je n’ai peut-être pas écouté tous ses conseils, je n’en sans doute saisi que le quart, mais je n’ai jamais revu Sun Green. Au fond de moi, j’en garde souvenir, je me rappelle chacune des secondes égrenées par les battements de ses paupières, il m’arrive très souvent d’y repenser, nos visages face à face sous les draps, la lumière étrange qui traverse le satin, c’est la lumière du matin qui commence à pointer, contre sa peau, elle devient vert cyan. C’est le plus beau moment de ma vie, juste avant le prochain. Dans le salon, Raphaël joua la chanson « Corpus Delicti » rien que pour moi ; une guitare était apparue par magie dans ses bras.
 
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