Chapitre 5
[Note de Serge Nollens : ce chapitre, bien qu’écrit à peu près à la même époque que les autres, n’a jamais été publié. Le faire aurait sans doute donné plus de dimension au groupe, mais j’appréciais trop le pouvoir de ce secret pour le divulguer. Aujourd’hui, je suis bien obligé de réparer cette erreur. Les faits racontés se sont déroulés entre un an et demi et deux ans avant ma rencontre avec les Narcisses. Toutes les informations me venaient de Louise Champagne et de nos discussions embrumées qui bientôt prirent le pas sur nos relations sexuelles.]
Le secret des Narcisses
C’est au tout début de sa vie active, sa période la « plus prolifique en ce qui concerne les rêves et autres illuminations nocturnes » que Raphaël aperçut un mirage, qui malgré sa nature, restait terriblement persistant. Ce jour-là, il effectuait la visite guidée de l’usine dans laquelle il venait d’être embauché. Il visita différentes unités, le montage des voitures, le ferrage de la carrosserie, et l’emboutissage qui permet de l’obtenir. C’est à l’emboutissage qu’il la remarqua. Elle faisait partie du groupe de visiteurs. C’était une jolie fille, qui notait des mots dans un carnet, avait l’air perdue, et pourtant était bel et bien là. Si ça n’avait été que ça, il l’aurait oubliée. Une fois la visite terminée, elle disparut alors qu’il était obligé de retourner sur son lieu de travail. A partir de ce moment où elle sortit de son champ de vision pour ne plus y retourner, il se sentit dans un état fiévreux qui le soumettait à des vertiges fréquents. Le soir même il réunit ses forces pour aller se détendre et oublier ses malaises et sa première journée de travail qui avaient déjà effacé la jeune fille de sa mémoire. Dans la salle de cinéma, se déplaçant avec difficulté il s’écroula, ticket en main, isolé sur un siège, et but une gorgée d’eau fraîche afin d’humidifier sa gorge sèche et faire baisser sa température. C’est là qu’il la vit. Elle était là avec sa mère, assise à l’autre bout de la salle, à l’autre extrémité du demi-cercle qu’elle formait. C’était la fille de la visite. Soumis au vertige même assis, dans une salle à la luminosité baissant au fur et à mesure que le début du film approchait, elle lui fit l’effet d’un petit morceau de noir et blanc dans un film en couleur ou d’un petit morceau de couleur dans un film en noir et blanc. De si loin qu’il était, elle se mêlait aux sièges rouges, aux accoudoirs, aux spectateurs à côté d’elle, aux paquets de pop corn qu’ils tenaient dans leurs mains, et plus tard, à la lumière du projecteur et à l’image sur l’écran. Elle contaminait son environnement et c’est ce qui fit battre le cœur de Raphaël. Durant le film, presque assoupi, il ne regarda qu’elle, scrutant ses moindres sourires pour sourire à son tour, ses changements de position entraînant immédiatement son propre mouvement sur son siège, ses rares regards sur la salle, peut-être en sa direction, le forçant à tourner la tête aussitôt. Il se demanda si la fièvre venait effectivement d’un virus ou si elle n’était pas une manifestation du pouvoir de fascination de cette fille. De son côté, de la même manière que les vertiges lui faisait voir cette fille contaminer son environnement, il essayait d’attirer la contamination, de la provoquer par le mimétisme, y cherchant tout simplement du plaisir, une communication sans mots, sans toucher, où un simple sens engendre de lui-même sa réponse, à moins tout simplement qu’il ne le faisait pas exprès. A l’entracte, il alla vomir dans les toilettes, incapable de résister à la fièvre, se demandant simplement laquelle était-ce, s’il lui fallait se réjouir ou juste prendre des antibiotiques. Revenant dans la salle peu avant le début du deuxième film, elle n’était pas encore là. Il s’installa sur les places vides juste le rang en dessous de là où elle était assise, il se donna des airs détachés en attendant qu’elle ne réapparaisse. Ce qu’elle fit quelques minutes plus tard, toujours accompagnée de sa mère, retrouvant leurs places précédentes maintenant pourvues d’un nouveau voisin. Il essaya de ne pas se retourner pour la regarder pendant le film. Il se contrôla ainsi jusqu’à ce que l’écran devienne noir et s’éteigne, laissant la salle vide. Il se retourna et elle était là. Il n’y avait plus personne d’autre, sa mère n’était plus là, et c’est à ce moment, sans réfléchir qu’il l’aborda comme on aborde quelqu’un après un bon film dans un cinéma de quartier. Elle avait 19 ans, s’appelait Camille Goemans, et étudiait les lettres. Ça il l’avait appris sans difficulté, posant sa main sur le mur pour pouvoir tenir debout sans rien montrer de ses vertiges. Au fur et à mesure qu’ils parlaient, la discussion devenait de plus en plus facile, et le fait d’être debout, de plus en plus difficile pour Raphaël. Coupant court à tout, de sa façon un peu folle qu’il avait d’oser, il dit « Je suis malade aujourd’hui. C’est un mauvais jour pour me rencontrer. Mais je te promets que si tu accepte de dîner avec moi demain soir, je serai en pleine forme. Est-ce que ça te tente ? ». Elle dit « oui » et déjà c’était fini.
Le lendemain matin, toute trace de fièvre avait laissé place à l’anxiété. Leur vrai premier rendez-vous se conclut par l’observation de feux d’artifices qui éclairaient le ciel. Il lui mis son bras autour de la taille, elle ne le repoussa pas. Il la regarda, elle lui rendit son regard. Alors ils s’embrassèrent et imposèrent le silence au milieu de leurs longues et enflammées discussion sur la famille, Phillip K.Dick, les Libertines, le Velvet Underground et les scènes de sexe dans les films de Hong Sang Soo.
Pris par les études et le travail, ils essayèrent de se voir presque tous les jours pendant une semaine. Aussi vite qu’il leur fallu pour le dire, ils étaient amoureux. Et à la fin de la semaine, ils se séparèrent.
Pour chacun, c’était la plus intense relation qu’ils n’avaient jamais eus dans leurs vies, et peut-être la seule qu’ils pourraient avoir. Elle voulait devenir écrivain ou peintre et il voulait devenir musicien ou réalisateur de films. Ils comprenaient ce que cela voulait dire, ils comprenaient ce que cela impliquait : s’il n’y arrivait pas, même ensemble, ils ne pourraient vivre, ils se détesteraient eux-mêmes, détesteraient leurs jobs, et finiraient par détester leur couple et les enfants qu’ils voulaient avoir. Dans un futur parfait, ils allaient prénommer leur fille « B.B » et se marier en dansant sur « Waltz #2 » d’Elliott Smith. C’était ce genre d’amour là. Pour garantir ce futur, ils firent un étrange pacte amoureux, bien plus profond et dangereux de part ses implications que celui de Sartre et Simone De Beauvoir : ils se quittèrent et se donnèrent à chacun un an pour travailler jour et nuit à la réalisation de leurs rêves. Ainsi nourrit par la solitude, le désespoir et la liberté, ils pourraient devenir de vrais artistes. Ils se retrouveraient ensuite, gonflés par leurs expériences, par ce qu’ils auraient produit durant cette année. Raphaël approcha de son rêve de musique en rencontrant Tristan, en commençant à donner des concerts et à écrire des chansons. Camille abandonna les lettres, parce que de telles choses ne s’enseignent pas, au lieu de cela elle commença à apprendre le dictionnaire par cœur, écrivit un roman et le jeta littéralement par sa fenêtre, l’estimant trop mauvais. Trois mois avant la fin de leur année parenthèse, elle et un garçon inconnu moururent écrasée par un train à un passage à niveau. Certains disent que c’était un suicide.