Manuel de Cristallographie
  Chapitre 13
Si ça n’a pas été la fin du monde, ça y ressemblait beaucoup. Ma vision des faits est marquée encore aujourd’hui par l’étrange fog qui s’était accroché au-dessus de ma tête le temps de mon séjour à Londres. Que m’est-il arrivé là-bas ? J’ai fini par faire les chœurs sur la plus triste des chansons des Narcisses, « Drive with a dead girl ». D’une façon ou d’une autre, ça reflétait bien ce que je pouvais ressentir. Ces trois long mois sont passés plus vite que le reste de ma vie. Comment pourrai-je expliquer cela ? A un moment donné, je me suis demandé ce qu’il y avait de pire que se réveiller dans le lit d’inconnus, et je crois bien que c’est se réveiller dans le lit d’une connaissance. Chaque nuit, chaque simple nuit, nous étions dans des bars différents, aux quatre coins de Londres, à se faire de nouveaux amis et à jouer de la musique. J’ai du être saoul les trois quarts du tout : les nuits, les soirées, et les matinées. Les après-midi, nous dormions. Les anglaises pas trop regardantes craquaient toutes sur moi et quand j’expliquais ce que je faisais auprès du groupe, il y avait toujours des musiciens un peu ratés pour me demander de leur écrire à eux aussi une biographie. Bientôt, j’oubliais la vision des rues remplies de travailleurs pressés et consciencieux, j’oubliais de réfléchir avant de parler et j’oubliais même ce qu’était se rappeler de quelque chose. La vie n’était que couchers de soleil, aurores, et voix résonant dans le noir. Une nuit, je me suis endormi en parlant sur un banc avec Louise à Hyde Park jusqu’à ce qu’on se fasse réveiller, affalés l’un sur l’autre dans l’herbe, par un gardien zelé vers quatre heure du matin. La gueule de bois n’existait plus vraiment puisqu’elle était permanente. J’apprenais à savourer les pires moments, parce que toujours ils préfiguraient les bons. Bien qu’ensemble la plus par du temps, chacun avait appris à vivre sa petite vie à Londres, nous avions nos jardins secrets, j’écrivais, Tristan avait une copine, Raphaël démarchait les maisons de disques et écrivait des chansons et Louise avait trouvé un petit boulot dans une maison de retraite. Je crois que c’est là qu’elle a rencontré ce garçon avec qui ça allait devenir sérieux. C’est ce qui a commencé à nous séparer elle et moi. Il était venu voir sa grand mère, à moins que ce n’était un infirmier ; bref, c’était un type bien, la trentaine, anglais, travail stable à tendance très bien payé. Il commença à venir souvent dans les bars où nous étions, soit par hasard, soit parce que Louise l’avait invité, ils riaient ensemble, dansaient ensemble, et partaient chacun de son côté sans rien dire à personne. J’ai souvent surpris leur rendez-vous secret en allant à l’hôtel de Louise pour y passer la nuit. Je m’excusais quand je voyais qu’elle retenait la porte, en robe de chambre, pour m’empêcher de voir qui était à l’intérieur. Un soir d’ivresse dans un bar, il est arrivé alors que Louise et Raphaël chantait « Les Papillons Noirs » sur scène, les yeux dans les yeux. J’aurai du me douter que quelque chose allait mal tourner. Une heure ou deux plus tard, alors que l’infirmier approchait Louise de trop près, Raphaël s’est jeté sur lui, la guitare la première et il se sont battus sur les tables couvertes de bières renversés jusqu’à ce que l’infirmier s’en aille, abandonnant la partie. Le lendemain matin, je me réveillais avec en moi ce mélange heureux de mal de crane et de sérénité totale qui donnait à toute la chambre d’hôtel, entièrement blanche, cet aspect cotonneux et rassurant. Je n’avais plus aucun souvenir de ce qui avait pu se passer la vieille, mise à part la bagarre. La sérénité disparue assez vite, quand prit d’un frisson, je me tournait pour essayer d’attraper les draps, et vit Louise et Raphaël, nu comme moi, les draps nous recouvrant les pieds uniquement. Je fis un long tour de Londres ce matin-là, essayant en vain de me rappeler la vieille. Je n’ai plus jamais eu de relation avec Louise Champagne après ça, et Louise continua de voir l’infirmier jusqu’à ce que nous prîmes la route.
Le moment de répit vint pendant cette tournée. Autant c’était fou, sans doute plus qu’à Londres, autant nous étions les maîtres de nos destins, nous avions une maison, notre bus, un objectif, arriver à temps dans la ville suivante. Le reste n’était qu’un rêve de fleurs lancées, de sueur, d’amplis saturés et de centaines de personnes. Et l’album couronna le tout.
Nous sommes partis deux jours après Noël. En apparence, les choses allaient au mieux pour chacun d’entre nous. En grattant la couche de vernie, en dépassant les sourires sur nos visages, peut-être que tout n’était pas aussi rose. Dans les notes de Raphaël, on sent la déception poindre et expliquer la tournure que prirent les événements. Ce dont je me souviens, c’est que nous étions entrain de courir dans l’aéroport à la recherche du hall d’embarcation où prendre notre avion. C’était une gageur et nous avions bien tourné en rond pendant une demi-heure, trois quarts d’heure. Tout ce temps-là, Raphaël et Louise marchaient l’un contre l’autre, en retrait du reste du groupe, et nous pouvions les entendre chuchoter. Ces deux-là n’en avaient rien à faire de trouver le hall d’embarcation et ils ne nous ont aidés à aucun moment. Ils nous retardaient même. Nous allions manquer l’avion. Enfin nous l’avions trouvé. Nous avons passé le contrôle sans aucun problème. Il nous fallait ensuite prendre un de ces escalators plats jusqu’à la porte pour la France. De ce qui s’y passa, je n’ai rien entendu, j’étais devant les autres. Seulement, je m’étais retourné pour une raison ou pour une autre et à ce moment-là, je vis que Louise faisait face à Raphaël. Nous avons du rester bien 3 minutes sur ce tapis roulant. Ils se regardaient dans les yeux tout ce temps-là et n’arrêtaient pas de se parler, très calmement, pourtant, toujours retourné pour pouvoir les observer, je distinguais la tristesse dans chacun de leurs gestes et de leurs regards, la même sensation de chute que l’on retrouve quand on se voit annoncer la mort d’un proche. Leurs lèvres se touchaient presque et ils continuaient à parler. J’étais pratiquement sûr que des larmes restaient attachées aux coins de leurs yeux. Je ne comprenais vraiment pas ce qui se passait, et vu mon état, pour moi c’était un peu comme d’aller au spectacle. Très doucement, les gestes découpés par le fog dans mon cerveau, Louise leva sa main et frappa du revers le visage de Raphaël. Une larme se détacha enfin et ce fut la seule chose de Raphaël qui cilla. Peut-être que le coup avait réellement été donné très lentement, que ce n’était pas une vision de mon esprit. Après cet incident, que j’étais le seul à avoir aperçu, ils continuèrent à parler et à se blottir l’un contre l’autre. Nous étions presque arrivés au bout du tapis roulant. Raphaël lâcha Louise du regard, fit demi tour et, luttant contre la force du tapis, il se mit à partir dans la direction opposée, grignotant centimètres par centimètres. J’avais envie de crier. Rien ne sortit de ma gorge. J’avais envie de le rattraper. Mes jambes ne voulurent pas bouger. Plus vite que je ne l’aurai pensé, il était déjà à plusieurs mètres et nous étions au bout du tapis. C’est là que le groupe s’est aperçu que Raphaël partait en courant. Louise a commencé à expliquer la chose, je suppose. Je n’entendais plus rien. Tous mes sens m’avaient quitté, sauf la vue. Encore et toujours, j’étais ce spectateur incapable, je n’avais jamais été rien d’autre. A l’horizon, Raphaël, d’ombre était passé à néant. D’après les expressions sur leurs visages, les autres ne comprenaient pas plus que moi ce qui se passait. Je regardai ma montre : l’embarquement allait terminer. Nous devions prendre cet avion. Moi, j’étais pratiquement contre le comptoir et l’hôtesse commençait à me dévisager avec ce petit sourire d’impatience qui m’angoissa, immédiatement. Je vis sa bouche articuler des mots que je n’entendais pas. J’aurai pu les lui faire répéter que je n’aurai pas plus entendu. Je savais ce qu’il me restait à faire. Ce n’était pas sorcier. C’était dans mes cordes. Je lui tendis mon passeport et mon billet d’avion. Une fois que l’hôtesse en eût fini avec moi, Louise fit de même, incitant les autres à prendre l’avion sans Raphaël. Ils cédèrent. Vouloir poursuivre Raphaël aurait signifié sortir de la zone et donc, pour revenir, refaire la queue pour passer le contrôle. Assurément, nous aurions raté cet avion et presque aussi sûrement, nous l’aurions raté pour rien puisque retrouver Raphaël dans l’aéroport était une tâche impossible. Une fois dans le couloir qui nous séparait de l’avion, Peter Waldberg se mit à s’agiter et fit demi-tour. Nous étions juste en face de la porte de l’avion. L’hôtesse de l’air nous attendait. Elle tendait les bras pour nous accueillir. Que fallait-il faire ? Suivre Peter ? C’était un inconnu pour moi. J’entrai dans l’avion et les autres me suivirent. Petit à petit durant le voyage, je retrouvais mes sens. De retour en France, j’étais presque en possession de mes moyens. Nous n’avions pas échangé plus de deux mots dans l’avion, depuis des mois je n’avais pas assisté à un tel silence. Raphaël n’était plus là. A l’extérieur de l’aéroport, nous avons pris deux taxis différents. Je partageais le mien avec Hélène Smith, Conroy Maddox et Lina Bardi. Louise monta avec Tristan, son visage était décomposé, il avait retrouvé cette blancheur effrayante et extraordinaire qui s'était imprimé comme un masque mortuaire avant son tout premier concert. Le taxi nous déposa chacun chez nous. Je prenais une chambre dans mon hôtel habituel. Je ne revis plus jamais les autres. Nous ne nous étions même pas dit au revoir. Je passais les mois qui suivirent sans donner ni recevoir aucune nouvelle. Je suppose que ça aurait été facile. Un coup de fil ou un message à l’un d’entre eux. J’aurai pu les appeler avant ou après Nouvel An, pour avoir des nouvelles de Raphaël ou bien leur souhaiter une bonne année. Mais eux ne me contactaient pas, alors pourquoi l’aurai-je fait ? Parce que tout ce temps-là, sans se soucier de moi, ils continuèrent à vivre. Moi pas. Je ne mis pas un pied hors de ma chambre d’hôtel pendant deux mois. Au début, je renvoyais la femme de chambre ou bien je la regardais faire, quand elle était jolie, c’est-à-dire rarement. Puis je me suis lassé et j’ai demandé à la direction de ne plus en envoyer. Je pouvais très bien ranger moi-même. Par contre, je leur demandais de me commander un repas dans le restaurant adjacent à l’hôtel et de me le monter dans ma chambre. J’avais foulé les rues de Londres, j’avais marché le long de la Tamise et fréquenté les plus grandes salles de concerts de la ville. A quoi bon, après cela, revenir dans cette ville que je connaissais trop ? Dans ma tête, j’étais resté à Londres, seul, et mon isolement m’était agréable. Je découvrais le plaisir des souvenirs. J’écrivais à longueur de journée, je corrigeais mes textes, j’écoutais la musique que j’avais accumulée à Londres sur mon enregistreur. C’était parfait. Progressivement, j’ai recommencé à sortir. Je voulais manger autre chose que la mauvaise cuisine du restaurant d’à côté. J’allais même au cinéma. Trois mois après mon retour de Londres, nous étions en mars et le soleil était de retour. Je traversais une rue en plissant des yeux, les fermant presque pour ne pas être ébloui. Arrivé de l’autre côté, l’ombre d’un immeuble me protégeait et je rouvris les yeux pour me retrouver face à face avec Louise Champagne. Elle s’était fait boucler les cheveux et avait l’air sublime. Elle me sauta au cou, elle rit, rit, rit à gorge déployée et montrait plus d’enthousiasme que jamais je n’aurai pu l’imaginer. Dans mon imagination, elle avait été clouée au lit depuis 3 mois, ne pouvant s’arrêter de pleurer Raphaël. Evidement, dans la réalité, rien de cela n’était jamais arrivé. Son groupe commençait à gagner une très bonne réputation. Elle s’étonna de ne m’avoir jamais vu à l’un des concerts de Johann Rep et m’y invita pour le week end suivant. Je mentis que j’y irai. Je me risquais à évoquer Raphaël. Une fois encore, mon imagination fut trahie. Au lieu de faire la moue, elle sourit d’autant plus et m’annonça qu’il était rentré. Il s’était fait interner de son propre chef dans une sorte de clinique pour les dépressifs et tous les gens dépendants dont elle me dit le nom. Je m’étonnais car je ne l’avais jamais vu prendre fréquemment de la drogue. Elle haussa les épaules sans rien dire. Je mis ça sur le compte de mes absences à Londres. Nous nous sommes quittés dix minutes plus tard et je promis encore que j’irai au concert de son groupe. Je regrettais déjà ma décision de sortir à nouveau dans les rues. C’était trop tard. Je ne pouvais plus oublier le fait que Raphaël était revenu en France. Pour moi, il était mort ou disparu en Angleterre. Et ça me soulageait de le penser, pour plein de raisons. D’abord parce qu’après ce qui c’était passé à Londres, je n’avais pas envie de m’expliquer, ni d’entendre ses explications. Ensuite parce que, je peux le nier autant que je veux, j’étais amoureux de lui. Pas amoureux au point que j’aurai voulu coucher avec lui ou l’épouser. Mais amoureux quand même, comme on peut l’être quand on est un garçon qui aime un autre garçon. Et c’est déjà assez bizarre. Ça ne m’était jamais arrivé et je ne comprenais ni la signification ni la raison d’une telle chose. Il était doué, beau et il avait réveillé quelque chose en moi. Il avait donné un sens à ma vie. Soudain je me suis rendu compte que plus j’enquêtais sur Camille Goemans, plus je pensais tomber amoureux de son fantôme, plus en réalité j’aimais Raphaël. C’était ma propre façon tordue de rationaliser la situation. C’était tout moi : choisir d’aimer le souvenir d’une fille morte plutôt que d’admettre la réalité. C’est d’ailleurs exactement ce qui s’est passé durant les trois mois qui ont suivi mon retour de Londres. J’ai vécu dans les souvenirs de ma vie avec les Narcisses et Raphaël et c’était presque mieux que quand les faits se sont déroulés. Les souvenirs ont cette saveur, si innocente, et cette texture nuageuse, dépourvue de dangers, qui permettent de romantiser la réalité. En y repensant, il est facile de voir que c’était là toute la démarche de Raphaël : il romantisait le monde avec ses chansons qui ne disaient que des mensonges, les mensonges d’un jeune homme amoureux fou d’une fille morte. A force de trop l’écouter, j’ai dut moi aussi croire en être amoureux. Je me suis pris pour lui sans me rendre compte que c’était lui que j’aimais. C’était une situation gênante, même si je ne m’en suis rendu compte qu’après cette rencontre fortuite avec Louise Champagne. Tous le temps où je n’en avais pas conscience, je l’aimais. Il était pourtant clair que nous n’aurions pas pu vivre une histoire d’amour idiote. Ce n’était pas imaginable, quand bien même il m’aurait aimé lui aussi. Ce n’était pas cet amour là. Ça ne pouvait plus être cet amour là, maintenant que nous étions des adultes. Nous avions trop vécu, nous connaissions trop les déceptions pour même pour envisager un tel cas de figure. J’avais envers lui un amour platonique et passionnel, contrarié et assumé. S’en était là toute la difficulté, comme un acrobate, les yeux bandés sur un fil à linge. Le fil à linge, c’est le rêve, le vrai monde est en bas, et pourtant, qu’est-ce que c’est bon d’être sur ce fil et si l’acrobate en tombe, il se rompt le cou contre le sol, celui du vrai monde. Voilà nos vies, à nous tous, les Narcisses. J’étais amoureux de lui, mais je ne pouvais pas le lui dire. Et le seul et unique plaisir était dans cette situation. Je me suis rendu compte de toutes ces choses sur le trajet qui me ramenait de ma rencontre avec Louise jusqu’à mon hôtel. Peut-être un quart d’heure, pas plus. J’avais déjà un plan.
De ma chambre, j’appelais ma mère, pour lui avouer tout d’une prétendue consommation de drogue de ma part à Londres. Je n’y avais jamais touché, sauf que j’omettais de lui dire cette partie-là. Une fois le téléphone raccroché, je sortais à nouveau pour aller chercher quelque chose d’assez fort. Ce n’a pas été facile du tout. J’allais dans les mauvais quartiers et dévisageais les mauvais garçons en attendant que l’un d’eux me propose de la marchandise. Finalement, j’allais, dépité, chez Bill et Louis, le couple de vieillards drogués qui m’avait été présentés par le cercle des Narcisses. Ils me prirent d’abord pour un camé en manque qui aurait entendu parler d’eux. Je dus leur rappeler la dernière fois que je les avais vu en mentionnant le fait qu’ils avaient parlé d’une chanson à propos d’un « candy clown man we call the sandman ». Leurs yeux s’illuminèrent. Sans poser de questions, ils me montrèrent comment faire, tout en racontant la façon dont on pouvait dénicher un lien inconscient entre « Blue Moon » d’Elvis Presley et le nuit à Tanger, au Maroc. Tout un attirail fraîchement acquis en poche, je retournais à l’hôtel et pour la première fois de ma vie, je me shootais pour de vrai, attendant que l’effet arrive puis se dissipe et continuant ainsi jusqu’à ce que je n’aie plus rien à me glisser dans les veines. En fait, je n’eu pas à attendre si longtemps. Ma mère arriva un jour plus tard. Il est peut-être temps que je dise quelque chose sur ma mère et sur ma vie telle qu’elle était avant que je rencontre les Narcisses. Je suis né de parents riches. Vraiment riches ou en tout cas, du niveau où l’idée de perdre de l’argent ne fait même plus peur. Dès la naissance, j’ai été diagnostiqué d’une maladie de la peau. Un truc terrible. J’étais extrêmement sensible aux rayons du soleil. Pour aller vite, ma peau risquait de brûler si je m’y exposais en plein jour. C’est assez bizarre, en fait, d’imaginer, que je n’avais jamais vu le soleil. En réalité, le degré de ma sensibilité me permettait de sortir au soleil assez tôt le matin et assez tard le soir. C’était déjà pas mal. Dans ce genre de situation, les parents deviennent fous. Ils imaginent que c’est de leur faute et ils en viennent à faire très attention, trop même, à leurs enfants, même pour des choses qui n’ont rien à voir avec la maladie. Je n’étais pas scolarisé et j’étais un enfant très solitaire. Ma mère m’avait quand même appris à lire et à écrire. Lire m’importait peu en fait, je n’aimais pas les histoires des autres, ils m’ennuyaient et je les jalousais, eux qui pouvaient sortir quand ils le voulaient. Qu’avais-je à faire de leurs histoires ? Sincèrement ? J’aurai voulu tous les tuer, ces héros de roman. Par contre, ce qui m’a tout de suite plut, c’est écrire. J’écrivais tout ce qui aurait pu m’arriver si j’avais été normal. Je découvrais l’Amérique. Je m’installais au Japon. Je résolvais des enquêtes. C’était sensationnel, et, au lieu de vivre de 7 heures à 21 heures comme les enfants normaux, j’écrivais quasiment aussi longtemps chaque jour au fond de mon lit, les volets fermés. Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais regardé la télé ou écouté de la musique. J’écrivais tellement que je me suis cassé le poignet. Je n’ai pas arrêté de pleurer alors ma mère m’a acheté un ordinateur pour que je puisse taper du bout des doigts et avec mon autre main. Chez mes parents, je dois avoir plus de cents romans manuscrits de mes aventures extraordinaires. Je ne les avais jamais comptés ni relus. Ce qui m’intéressait, c’était de les vivre tout en les écrivant. Et puis un jour, alors que j’avais 14 ans, un truc vraiment bizarre m’est arrivé. J’étais parti me promener sur les terres de mes parents très tôt le matin, vers quatre heures et demi. Je le faisais souvent depuis que j’étais tout petit. Sauf que ce jour-là, je me suis perdu. C’était impossible de se perdre, je connaissais les terres par cœur. Pourtant, je me suis perdu. Peut-être que je suis allé trop loin ou bien que je suis resté trop longtemps dehors. A un moment, j’ai trébuché sur une pierre et je suis tombé par terre. En me relevant, je ne reconnaissais plus l’endroit où j’étais. Ma montre s’était brisée dans ma chute et je commençais à avoir terriblement peur que la lumière du soleil ne devienne trop puissante. Je tremblais comme une feuille en même temps que je transpirais à cause de la chaleur. Je n’avais jamais eu aussi chaud. Je me suis mis sous un arbre et j’ai pleuré, pleuré, pleuré. Pendant ce temps mes parents étaient partis à ma recherche et finirent par me retrouver dans un champ, plusieurs kilomètres après la limite de nos terres. Ils n’avaient pas tout de suite réalisé qu’il était trop tard. A mon avis, c’était l’affolement et la peur qui leur avait fait oublier. Ils étaient submergés d’angoisse, mais ils ne savaient plus pourquoi. Ils avaient juste peur que j’ai été enlevé ou que je me sois fait écraser. C’est moi qui ai du leur faire remarquer. Je leur ai montré le soleil en balbutiant à travers mes larmes et ma morve. C’est là qu’ils se sont rendus compte qu’il était presque dix heures du matin et que selon les pronostics de tous les médecins, je devais être gravement brûlé. Sauf que ce n’était absolument pas le cas. Plus tard, les médecins avouèrent qu’ils ne pouvaient pas dire si j’avais guéri d’un coup ou s’ils s’étaient depuis toujours trompés dans leur diagnostic. J’attendis encore deux ans, et dès mes seize ans révolus, je quittais ma maison en espérant ne jamais y revenir, aidé par une généreuse rente mensuelle de la part de mes parents. Et voilà que ma mère entrait dans ma chambre d’hôtel alors que j’avais gardé un garrot autour du bras depuis la veille au soir. Elle avait déjà tout arrangé : en une nuit, elle m’avait inscrit en cure de désintoxication. Elle m’y emmena immédiatement, sans que je n’y oppose aucune résistance. Sur le chemin, dans la voiture, nous avons partagé une heure et demi de souvenirs doux amers. C’était bien. D’autant meilleur que je savais qu’elle ne pouvait m’inscrire que dans une seule cure : celle où se trouvait Raphaël. C’était un établissement huppé, discret, et qui soignait toute sorte de maux et d’addiction, donc m’y inscrire préservait la réputation de la famille. Mon plan était infaillible. Je ne pouvais pas m’y inscrire de ma propre volonté, ils auraient vu que je n’étais pas vraiment accro et Raphaël aurait su que je voulais le revoir. Avec une injonction familiale, ma couverture était parfaite. Il faut comprendre qu’il n’était pas envisageable que Raphaël sache ouvertement que je l’aime. Ça aurait tout gâché. Dès mon arrivée, je fus propulsé au beau milieu d’une séance de thérapie collective. J’eus à peine le temps de dire au revoir à ma mère en larme à travers la porte vitrée de sortie. Il s’agissait pour tous les patients présents dans un petit groupe d’une dizaine de personnes, de se mettre à insulter le plus possible un des membres du groupe désigné par l’animateur. A tour de rôle, tous les participants étaient insultés. Comme c’était mon premier jour, et pour acquérir à mon tour le droit d’insulter les autres, je dus me faire insulter par le groupe. D’abord, l’animateur m’a introduit en tant que nouveau patient, puis j’ai du me présenter et dire pourquoi j’étais là. En quelque sorte, je leur fournissais des munitions. Dans le groupe, il y en avait un qui semblait beaucoup aimer être le premier à insulter et il trouvait toujours une phrase qui donnerait le ton et entraînerait les autres. Moi j’eus droit à : « Qu’est-ce que tu fous-là connard de drogué, c’est pas pour toi ici, ici c’est pour les gens malades, ceux qui souffrent, toi ta place c’est dans le caniveau, là où tu te tus à lécher le jus qui sort des aiguilles usagées ». C’était un poète jamais à court d’idée, il savait faire jouer les mots dans sa bouche quand il improvisait, devrai-je dire récitait, ses petites phrases introductives. C’est d’ailleurs la seule phrase que je retins de la courte séance qui suivit. Quand dix personnes se mettent à crier les uns par-dessus les autres, quand ce qu’ils disent finit par tourner en rond (il n’y a pas tant d’insultes possibles et tous n’étaient pas aussi doué que l’introducteur) il n’est pas toujours facile de conserver son intérêt intact. Je ne me suis pas donné la peine d’essayer de déchiffrer ce que chacun d’entre eux disait. A la place, j’écoutais le bruit qu’ils produisaient, un peu tremblement de terre, un peu cris d’animaux. Et puis, je vis ces cheveux au fond du groupe. Il n’y avait que le haut qui dépassait de la masse de patients insultants et je crus le reconnaître. Raphaël. Au fur et à mesure qu’ils lançaient des insultes, les patients se mouvaient également pour accompagner leurs paroles de gestes et ainsi paraître plus explicites, et c’est de cette manière que cet homme au fond que je prenais pour Raphaël m’apparut de plus en plus. Il avait de longs cheveux sales qui frisaient tout autour de son crane, encerclant de flammes son corps frêle et blanc déjà bien engoncé dans un costume classique anglais trop petit pour lui. Oui, c’était Raphaël, il n’y avait pas d’erreur. Bien sûr, il avait changé en trois mois d’absence, il avait vieilli, première chose, la maturité se figeant sur son visage. Ensuite, il avait un style différent, un peu laisser-aller, un peu gentleman, que je ne lui connaissais pas, un style que j’avais pourtant déjà du voir, quelque part, je ne sais où, sans doute en Angleterre. Lui aussi m’insultait une ou deux fois, s’accompagnant de grimaces et laissant entrevoir ses dents entre deux lèvres rouge sang, sans pour autant être dans les plus virulents. Je le regardais avec assistance, attendant une réaction de sa part, pas forcément qu’il s’arrête de m’insulter, juste cette confiance dans l’œil, celle qui m’aurait dit, « ne t’en fais pas », ou quelque chose du genre. Ça n’arriva pas, au contraire, il ne réagit absolument pas, ni en bien, ni en mal, il restait semblable à son comportement premier même après plusieurs minutes où je n’ai regardé que lui. Avais-je tant changé moi aussi ? Je ne pouvais pas le savoir à ce moment là et je cherchais un moyen de me voir, une glace ou même une vitre sur laquelle serait apparu mon reflet, en vain. Je l’avais reconnu lui, malgré le fait qu’il ne se ressemblait pas, alors il aurait du me reconnaître moi. A moins qu’il n’ait une identité, une identité plus forte et plus reconnaissable que son apparence, tandis que moi je n’ais rien, même pas d’apparence. La séance se finit et les patients, dont Raphaël, partirent tous tandis que je restais enfermé avec l’animateur. Il prit presque une heure pour m’expliquer l’importance de l’exercice puis encore une heure pour me faire visiter la clinique et me présenter aux différentes personnes que nous rencontrions sur notre chemin. La clinique était en réalité un espèce de vieux manoir semblable à celui dans lequel j’avais grandi, sauf que celui-ci était plein de monde, de bruit et de fureur. Quand nous eûmes fait le tour du manoir dans son entier, il me présenta ma chambre, plutôt jolie, plus confortable que ma chambre d’hôtel, plus chère aussi, mais ça n’avait pas d’importance, mes parents payant pour les deux. Je ne pouvais rien faire d’autre que de rester assis sur mon lit à étudier la situation et à penser au visage impassible de Raphaël. En fait, il y avait plein de choses à faire, que, comme à mon habitude, je n’avais même pas envie d’envisager. Ping pong au rez de chaussé, piscine au sous-sol, télévision à chaque étage, promenade dans les jardins, course sur le terrain de sport, échec dans la salle de jeu, chat sur internet, peinture au dernier étage, mécanique au garage, culture florale sous la serre. Quel intérêt ? Je me mis à penser qu’avec toutes ses activités organisées à leur bénéfice, aucun des patients ne devait se trouver dans les couloirs du manoir à cette heure de la journée. C’est pour ça que j’eus envie d’arpenter en long et en large les deux étages où nous logions tous, histoire de m’occuper et me rappeler de vieux souvenirs de mon enfance. Effectivement, je ne croisais personne, si ce n’est quelques pauvres gars déboussolés en robe de chambre qui attendaient désespérément l’ascenseur en omettant d’appuyer sur le bouton d’appel. J’arrêtais de vouloir résoudre leurs problèmes après que la première fois que j’en croisais en, je me fit insulter (une habitude décidément) pour avoir appuyer sur le bouton à sa place. A l’étage du dessus, j’entendis de la musique en passant devant une chambre dont la porte était close, j’y collais mon oreille et me figeais dans un mélange inquiétant de béatitude et d’angoisse qui se manifesta en frissons glacés. Pas d’erreur, c’était « Les Papillons Noirs » des Narcisses, joué habilement sur une guitare acoustique accordée un ton en dessous. Je posais ma main sur la poignée et accompagné par une attaque de frissons, j’ouvris doucement la porte et me faufilais à l’intérieur de la chambre. Raphaël était affalé sur son lit, jouant et chantant « Les Papillons Noirs » pour une assemblée de six patients sales et mal rasés qui l’écoutaient assis par terre. Je m’en allais les rejoindre et Raphaël, comme précédemment, ne remarqua pas ma présence. Nous applaudires entre les chansons, un peu ridiculement. Avant d’attaquer la chanson suivante, il introduit sans un regard pour moi : « j’aimerai vous présenter un vieil ami ici présent. Il s’appelle Serge et cette chanson est pour lui ». Il était en représentation, il se croyait en concert ou ne faisait tout simplement pas la différence. La chanson qu’il me dédiait était « Corpus Delicti », toujours un succès, de Londres aux cures de désintox. Après son concert, et c’en était un, réellement, de la même façon qu’il avait joué des concerts dans des bars, sur des toits ou dans des toilettes, je suis resté dans sa chambre et nous avons discuté sans nous regarder. Il me dit de ne pas m’inquiéter pour la séance d’insulte, « on finit par s’y habituer et par prendre un plaisir immense à insulter des inconnus. Je suis passé par là moi aussi. La première fois ça a été dur. Un peu comme un cauchemar. Ces genres de cauchemars récurrents où le public se met à détester les chansons que je joue alors que deux minutes plus tôt ils les adoraient. Tu as remarqué comme dans ces séances, le brouhaha provoqué par la masse insultante ressemble à l’introduction de Last Night I Dreamed That Somebody Loved Me des Smiths ». Je ne l’avais pas remarqué, il n’y avait que lui pour remarquer ce genre de choses, d’ailleurs je ne connaissais même pas la chanson. Il accepta de devenir mon parrain, étant donné que chaque nouveau était obligé de se trouver quelqu’un avec plus de deux mois d’ancienneté pour faciliter son intégration au groupe. J’appris que la durée moyenne des séjours en cure allait de quatre mois à un an. Du bout des lèvres, alors que la nuit avait depuis longtemps prit ses quartiers, je lui demandais pourquoi il était là. D’abord, il ne voulut rien dire. Je cru que ses yeux se remplissait de larmes. Il finit par m’avouer qu’il s’était fait interner de son plein gré. Je lui répondis qu’il n’était accro à rien. Il me fit un clin d’œil entendu qui me glaça le sang à l’idée qu’il m’avait percé à jour puis repris : « J’étais accro à moi-même. Ici, c’est un centre contre les addictions, les dépressions et les maladies psychologiques. Je ne sais pas pourquoi je suis venu. Ce que je peux dire, c’est que je savais qu’il ne me restait plus que ça à faire. J’étais arrivé au bout de tout. A Londres, j’ai enregistré cet album totalement génial. Je l’ai écouté vingt fois de suite. Et le lendemain matin, je me suis rendu compte que je n’avais plus rien à faire. Plus rien du tout, tu vois ? Tous mes rêves s’étaient concrétisés. J’avais utilisé toutes mes idées dans cet album. Je n’avais plus rien, plus rien du tout. Et si l’album, toute cette musique produite, était magique, si elle m’avait rendu heureux, elle n’avait rien changé, elle n’avait pas fait revivre les morts, ni disparaître les imbéciles, tout ces pactes que j’avais fait avec elle des années plus tôt. Ça m’a fait choc. Après, je me suis dit qu’au moins, je n’avais plus rien à perdre ». Je comprenais ce qu’il voulait dire. Tous les matins de mon adolescence, je m’étais réveillé avec cette sensation très claire : je n’avais rien, c’est-à-dire en même temps rien à faire et rien à perdre. Je ne pouvais pas gagner, pour gagner il faut de la chance, et la chance est un truc assez catégorique. Certains en ont, d’autres pas. Moi, je n’en ai pas. Alors je restais au lit et j’imaginais toutes les possibilités qui m’étaient offertes. C’est le meilleur moyen de vivre sa vie. Je me serai levé que déjà les possibilités se seraient restreintes, et je ne voulais pas que ça arrive, ça m’aurait tué, de ne vivre que sur une ou deux possibilités. Ce qui m’intéressait, c’était l’infini, de la même manière que je vivais une infinité de vies dans les romans que j’écrivais. Par-dessus tout, j’abhorrais l’idée de me fixer un objectif, de me contenir à une trajectoire à suivre, parce que de toute façon, je n’aurai pas pu aller au bout, personne ne peut aller au bout. J’aurai vieilli, je serai devenu un adulte et à quarante ans, à la première occasion de me retourner et de regarder mon parcours, j’aurai bien vu mon échec. Je n’aurai pas pu le supporter. Les semaines qui suivirent, Raphaël et moi nous promenions souvent dans les jardins, quand je n’étais pas occupé à jouer au public tandis qu’il jouait au musicien. Tout ce temps-là, il se trimballait avec des ongles extraordinairement longs à la main droite et des lunettes de soleil opaques même en cas de pluie. Il me parlait sans arrêt du sens de la vie, des implications que ça avait pour nous de vivre dans un monde aussi vide que celui de notre époque. Je commençais à mieux comprendre mon amour pour les Narcisses, la raison pour laquelle ils avaient chamboulé ma vie : eux faisaient parti de ceux qui réussissaient leurs rêves et en même temps, à travers leurs multitudes de chansons, d’instruments, de personnages et de concerts, ils représentaient l’infini des possibilités d’échecs. Mes rapports avec Raphaël commencèrent à changer, il avait l’air de me comprendre de plus en plus en même temps que je décryptais tout en lui. Nous parlions beaucoup pendant l’atelier peinture auquel nous participions tous les deux ; il adorait cet atelier et contrairement à moi, il faisait preuve de beaucoup de talent et d’ardeur, mélangeant les couleurs des heures durant, découpant ses toiles avec une scie, y collant des morceaux des papiers journaux. Il me montra même la façon qu’il avait de pirater les morceaux de journaux, effaçant des paragraphes pour réécrire par-dessus avec une vieille machine à écrire des paragraphes de poésie ou de chansons qui contenaient nos noms. Il allait même jusqu’à changer les dates sur les premières pages y inscrivant des jours fantaisistes pris au hasard dans l’avenir
Un jour, alors que je me promenais seul dans le parc, le walkman de Raphaël sur les oreilles, je vis des formes mouvantes, des sortes d’ombres qui tremblaient rapidement en sur-place, juste derrière les vieilles écuries. J’avançais, incrédule, et couvert par l’angle du bâtiment, je vis peu à peu se détacher un groupe de patients que je connaissais. La musique de « Half a person » des Smiths sur les oreilles, je n’entendais rien, mais je pouvais voir leurs bouches s’ouvrir sèchement, comme s’ils hurlaient. Enfin, assez prêt mais découvert, je compris qu’ils étaient entrain de passer à tabac quelqu’un à terre, le visage dans la poussière du sol, à genou, les vêtements couverts de sang, les bras retenus en arrière par un type, la jambe gauche fauchant tant que possible l’air en face de lui afin de faire reculer ses assaillants. A peine eut-il été libéré de l’emprise de l’homme derrière lui que l’un des assaillants fonça sur lui pendant qu’il tentait de se relever. J’entendis mon cœur battre en moi-même et je me demandais si eux aussi pouvaient l’entendre. Ce pauvre type à moitié mort me rappelait quelqu’un. Ces cheveux longs, ce visage sous le sang. Il reçut un effroyable coup de pied sauté en plein dans la tête, et au moment même où je m’aperçus que c’était Raphaël, un craquement sec retentit et un jet de sang m’éclaboussa quand je sortis de ma cachette armé d’une fourche qui traînait par terre. Je frappais d’un revers l’auteur du coup de pied, je menaçais les autres qui déjà s’éloignaient, sans doute plus effrayés par l’état de Raphaël, étalé par terre comme une marionnette désarticulée, que par mon pouvoir de persuasion. Il essaya à tout prix de bouger, il voulut se relever, mais seul sa tête tremblait légèrement. Il se fixa sur moi pendant que j’essayais de le maintenir à terre pour éviter qu’il ne se casse la colonne vertébrale, il me fixa dans les yeux, avec sur son visage, ensanglanté du nez à la bouche comme un vampire qui viendrait de se soumettre à ses pulsions, une expression de honte sur toute sa face, et il me dit « Arrêtez … Arrêtez… », me prenant pour ses agresseurs, « Arrêtez… Arrêtez moi », ou peut-être pas.
Le soir même, je tenais sa main à l’infirmerie de l’établissement. Le docteur avait décrété que ses blessures paraissaient plus impressionnantes qu’elles ne l’étaient vraiment. Raphaël était réveillé depuis une dizaines de minutes quand je lui posais cette question, peu enclin à croire le médecin :
« Est-ce que ça va aller ?
- Ça m’est déjà arrivé, ne t’en fait pas, me répondit-il d’une voix balançant entre l’énergie et l’inconscience
- Mais pourquoi ils t’ont attaqué ?
- Ils ne m’ont pas attaqués.
- Quoi ? !
- C’est moi qui ait commencé à les frapper. C’est moi que les ait attendus derrière les écuries. C’est moi qui leur suis tomber dessus en sachant bien qu’ils étaient trop nombreux pour que je garde l’avantage jusqu’à la fin.
- Je peux pas y croire ! Tu es encore sonné, tu ferais mieux de te taire.
- Pose-leur la question alors. Tout ça, c’est comme à Londres. Tout ça a commencé à Londres, le lendemain de Noël, alors que je venais d’enregistrer l’album. La première décision que j’ai prise, c’est de vous laisser à l’aéroport. Seul dans Londres, j’ai eu pas mal d’ennui. A croire que je les attirais. Bien sûr, j’ai donné quelques concerts, et il n’y avait jamais foule. Un soir, dans la rue, je me suis fait tabasser par quatre gars sortis de nulle part. Ils m’ont frappé pendant une demi-heure et après ils m’ont traîné au bout de leur bagnole, pendant que j’étais relié par une corde au pot d’échappement. En rentrant chez moi après ça, je me suis rasé le crane. Et tous les soirs je suis retourné dans la même ruelle. Je les attendais. Que ce soit pour me venger ou pour qu’il me refasse la même chose, ça n’est pas sûr. Au bout d’un mois, je suis rentré ici. Tu vois, vous avoir abandonné à l’aéroport, me faire tabasser, m’inscrire dans cette cure, les inciter à me frapper je l’ai fait pour la même raison, et je ne le regrette pas. Je l’ai fait pour continuer à vivre, parce que quand tu es arrivé tout en haut, il ne te reste plus qu’à descendre et à recommencer. Je voulais être inspiré à nouveau. A nouveau, souffrir tant que ça me donne une raison de vivre.»
La nuit qui suivit cette déclaration, je ne dormis pas une seconde. Je venais de comprendre ce que ça pouvait bien vouloir dire de vivre. On pourra arguer que je n’avais pas beaucoup d’expérience, c’est vrai, mais il est certain que 22 ans, c’est un bon âge pour comprendre.
Ce fut la dernière fois que je lui parlais. Je sortis de l’établissement six mois plus tard et j’étais très certainement changé. Je ne sais pas pourquoi. On ne peut pas dire que c’est leur traitement qui ait marché. Il n’y avait même pas de traitement, je n’étais pas malade. J’étais juste un être humain, et en sortant, j’étais encore plus le même. Ça me rappelle la première soirée de Camille et de Raphaël, celle que j’ai inventé, où ils se réveillent en regardant les loups tenir le rôle d’humains. Je me suis installé dans l’ancien appartement de Louise Champagne, je l’ai trouvé par hasard dans les petites annonces, il était vide, je ne voulais plus occuper de chambre d’hôtel, je me suis décidé en moins de cinq minutes. Cet endroit m’a beaucoup aidé à écrire et à coordonner l’histoire des Narcisses. Je passe presque toutes mes soirées le nez à la fenêtre, je regarde la ville s’étendre à l’infini, encore et encore, pendant que j’écoute les Narcisses. Nostalgie. Demain se rappeler d’hier. L’album des Narcisses n’est jamais sorti en France. Il a eu un petit succès en Angleterre qui leur a permis d’en faire plusieurs autres et de continuer à tourner là-bas. Ici, le seul moyen de l’obtenir est internet, l’import ou le bouche à oreille. Je me suis remis à ne plus vivre qu’en fiction, et c’est pour ça que j’ai décidé d’achever cette biographie des Narcisses, cette autobiographie de moi. Pour certains, ça ressemblera à de la pure fiction. Pour d’autres, ceux qui ont connu ou qui connaissent Les Narcisses, cela leur rappellera des choses.
Le lendemain de ma dernière discussion avec Raphaël, je me précipitais peu avant dix heures du matin dans sa chambre, j’avais tant de choses à lui dire. Il n’y était pas, ses affaires, dont sa guitare et ses draps, avaient disparu, ne restait que, planté bien au milieu de la chambre, son chevalet, et dessus, son tableau. Je restais là longtemps à regarder ce carré rouge superposé de plusieurs matières, comme un cœur vivace sur lequel vivait une colonie de stars et de femmes des années 20 découpées dans des magazines. J’avais du laisser la porte ouverte derrière moi parce que j’entendis la voix d’un animateur qui entrait dans la chambre. Quand je le questionnais, il m’apprit que Raphaël avait quitté la cure la vieille durant la nuit, de son propre chef, il voulait se faire soigner dans un hôpital et ne reviendrait pas dans l’établissement. Immédiatement, je lui demandais dans quel hôpital il s’était inscrit parce que je voulais le suivre. L’animateur ne voulut pas me répondre et très calmement, me rétorqua que même si je le savais, je ne pourrais pas quitter la cure, à l’inverse de Raphaël, j’y avais été admis sur injonction familiale, je ne pouvais en sortir qu’une fois que mes parents arrêteraient de payer la chambre et/ou que je sois guéri. J’essayais en vain d’analyser la situation, je pouvais m’enfuir ou rester quelques jours le temps d’arrêter de jouer la comédie et de montrer à tous le monde que j’allais bien depuis le début. Je n’arrivais pas à faire mon choix, je restais bloqué entre les deux solutions et mon esprit était tout simplement occupé par quelque chose d’autre : le tableau de Raphaël. Je m’en approchais et en le touchant, j’observais sa texture, jusqu’à ce que je puisse discerner ces petits traits noirs sous la peinture qui étaient en réalité les caractères d’imprimerie d’un papier journal. Sans me retourner, je dis : « -Docteur, savez-vous que la toile est enduite de papier journal ? ». Il me répondit : « Oui, et alors ? ». « Je sais que vous allez me prendre pour un fou, mais ce journal, c’est celui de demain ».
Pour ceux qui se posent la question, oui, il m’a pris pour un fou et c’est une des raisons pour lesquelles je suis resté dans l'établissement. Les autres sont nombreuses et dures à expliquer. Je sais que Raphaël a poursuivi sa vie une fois qu’il eut quitté la cure et je sais qu’il m’aurait très certainement de nouveau accueilli dans son entourage. Depuis que je l’avais rencontré, c’était la seule chose qui m’intéressait : être dans son entourage, écrire sur lui. Ce satané projet de biographie. Ce qu’il m’a dit dans l’établissement de soins m’a fait comprendre qu’en vivant avec les Narcisses je cherchais la même chose que lui en se faisant interner : la tragédie. Un besoin fort de tragédie, irrépressible, celui là même que représente Bill Bones pour le jeune Jim dans « l’Ile au Trésor », un mélange indéfinissable d’aventure, de blessures et de regrets. Durant ces longs mois d’enfermement, et à partir du premier jour de ma sortie, j’ai compris que j’écrivais sur moi en réalité. Qu’au lieu d’écrire un livre sur un groupe de rock, son chanteur et leur musique, j’écrivais ma vie, page après page, moments intenses après moments intenses. Je ne faisais rien d’autres que donner des suites aux histoires que j’écrivais quand j’étais petit, debout en plein jour, les volets fermés, attaché à mon bureau, la main qui tenait mon stylo trempée de sueur. Rien de plus. Toujours la même chose. La seule chose pour laquelle j’étais doué. Je n’avais pas besoin de vivre, puisque je l’écrivais si bien. Raphaël avait été mon premier et mon seul vrai ami. L’entourage des Narcisses formait le matériau de base pour peupler mes rêves et mes cauchemars. Peu après mon installation, ma mère me faisait parvenir à ma demande une malle pleine de tous mes livres d’enfants. Je retrouvais « Mes aventures en Chine Tome 1, 2, 3 », « Ma première histoire d’amour », suivi de « Ma première histoire d’amour revisitée » et au milieu des cahiers noircis et des livres de classes, je tombais sur un vieux bouquin que j’avais totalement oublié, à la couverture presque entièrement détruite, aux pages moisies. Je le parcourais, déchiffrait ce qui étais déchiffrable et tombais sur une page intacte représentant une fleur étrange. Au-dessus était inscrit : Yalï. J’arrachais la page, la glissais dans une enveloppe et l’envoyais à la maison de disque des Narcisses à Londres, dans l’espoir qu’ils passent ma lettre à Raphaël Je gardais le livre pour moi.
C’est évidemment vain de le dire, mais j’ai commencé à écrire un livre sur Camille Goemans. A travers tout ce que j’ai pu vivre et imaginer en côtoyant Raphaël, j’essaie de comprendre la sordide étincelle qui lui a donné l’idée de ce break d’un an entre elle et lui. Aux archives, j’ai retrouvé quelques articles de journaux à propos de sa mort. Ils indiquent tous la conclusion de la police : c’était un suicide et le garçon, un de ses amis de classe, est mort en essayant de la pousser hors des rails. La dernière chose qu’il n’est jamais vu sont les phares aveuglant d’un train lancé à toute vitesse.
Bien sûr, je continue d’aller assez régulièrement à des concerts. Une fois par mois, je me glisse dans l’obscurité d’une salle de concert, je me faufile entre les rangées de spectateurs jusqu’au niveau où le jeu des lumières rouges, bleues et vertes provenant de la scène éclaire nos visages et je regarde un à un les spectateurs avec la musique pour fond sonore, je jalouse les couples qui n’arrivent pas à séparer leurs visages, je tombe amoureux des jeunes filles qui s’isolent de leurs amis, je passe des pactes secrets avec les garçons bien habillés. Enfin, je rentre et leur invente la vie que ce monde les empêche d’avoir. Dans un univers que je ne comprends pas et qui m’est inconnu, où ce qui prime sont nos instincts animaux, la force, la domination et l’extension de l’espèce, je me réfugie dans la seule chose qui ne vient que de moi, que de ma part d’humanité. Au moment de mettre un terme à la première partie des aventures des Narcisses, la seule qui jamais ne sortira de mes cartons, cette histoire me fait repenser à ce que m’avait dit Raphaël lors de notre dernière discussion à l’infirmerie: « Tu connais cette citation de Chaplin ? Il a dit un jour « la vie est une tragédie si vous la regardez en plan rapproché, mais c’est une comédie vu de loin. » Je me demande s’il parlait uniquement de cinéma. »

Serge Nollens,
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